Dans l’une de ces plaines désertiques texanes où le Rio Grande sépare les États-Unis du Mexique, deux amis occupent leur dimanche à leurs passe-temps favoris. L’un répertorie minutieusement la flore locale ; l’autre inspecte le sol à l’aide d’un détecteur de métaux. Au lieu des pesos espérés, le voilà qui tombe sur un squelette humain, ainsi que sur une bague maçonnique et une étoile de shérif rouillée, emblèmes de pouvoir et vestiges d’un meurtre présumé. S’agirait-il des restes de Charlie Wade (Kris Kristofferson), l’ex-chef de la police notoirement corrompu du comté de Rio, qui se volatilisa du jour au lendemain après avoir longtemps terrorisé ses concitoyens ? C’est en tout cas la conviction de Sam Deeds (Chris Cooper), le shérif actuel – le film se déroule au milieu des années 1990 – qui suspecte son propre père d’être derrière sa mort : le légendaire Buddy Deeds (Matthew McConaughey), vénéré par la communauté locale pour avoir tenu tête à Wade, qu’il remplacera après sa soudaine disparition. Sam rouvre l’enquête sur cette affaire non élucidée, où les apparences s’avèreront trompeuses à plus d’un titre, y compris le concernant. Lone Star (1996), le dixième long-métrage de John Sayles, résume parfaitement la méthode et le projet de son cinéma, vaste entreprise de démystification consistant pour ses personnages à lever le voile sur leur propre histoire et, partant, sur celle de l’Amérique. Ici, c’est la dépouille du western qu’il exhume, pour les besoins d’une autopsie moins concluante sur les causes de sa mort que sur l’entrée du genre en déshérence, ses héritiers potentiels ne se trouvant pas forcément là où on les attend.
Home Movie
Il est heureux que John Sayles fasse enfin l’objet à la Cinémathèque française – et au FIFIB de Bordeaux – d’une rétrospective intégrale de son œuvre, victime d’une distribution erratique sous ces latitudes – à peine sept de ses dix-huit long-métrages tournés entre 1980 et 2013 ont trouvé en France le chemin des salles, le dernier en date (Silver City) remontant à 2005. L’homme est pourtant considéré depuis ses débuts comme l’un des précurseurs du cinéma indépendant américain – au sens à la fois économique et esthétique du terme. Il est en tout cas le premier, depuis Cassavetes, à proposer un cinéma narratif autofinancé en marge de l’industrie hollywoodienne, pour laquelle il jouera discrètement le script doctor (au chevet d’Apollo 13, par exemple), ce qui lui permettra de monter ses projets personnels, dont il est aussi systématiquement le scénariste et le monteur. Si la France l’a négligé, nul n’est prophète dans son pays : allergique déclarée, Pauline Kael le caricaturait en « cinéaste superficiel pour intellos ». Et encore aujourd’hui, il arrive que ses défenseurs lui reprochent la supposée faiblesse de sa mise en scène. « Bien que Honeydripper soit [son] seizième film, Sayles réfléchit décidément plus en termes de mots que de plans, des mots qui parfois sembleraient mieux à leur place sur une page que sur un écran », écrit ainsi Jonathan Rosenbaum. « Jamais exempt d’un moment de grâce », « il reste au fond un dramaturge davantage soucieux de ce que les gens disent et font sur le moment que de la façon dont leurs mots et actions sont filmés », renchérit Matt Zoller Seitz. Si l’on peut difficilement réfuter l’accusation de verbosité – les dialogues parfois surécrits de Sayles sont une déformation professionnelle de romancier, sa première occupation –, il est étonnant que l’élégance dont il se montre régulièrement capable en tant que réalisateur continue de passer inaperçue : qu’on pense aux flashbacks d’une impressionnante fluidité de Lone Star, aux plans-séquences tout en bifurcations de City of Hope, aux surimpressions de Baby It’s You, ou encore à la magnifique lumière d’Haskell Wexler dans laquelle baignent les sous-bois de Matewan.
Lone Star
Devant pareille évidence, comment expliquer que sa redécouverte ne soit pas intervenue auparavant, alors que Louis Skorecki le défendit à plusieurs reprises dans sa colonne de Libération, et que Lone Star fut un franc succès critique à sa sortie ? Il est vrai que ce néo-western, malgré son originalité, relevait d’un genre aisément identifiable de la cinéphilie française, que Clint Eastwood venait, avec Impitoyable, de revisiter avec fracas. C’est peut-être là que repose le malentendu. L’œuvre de Sayles se signale par une remarquable variété de sujets et d’horizons, une mutabilité qui pourrait laisser accroire à un manque de cohérence thématique, alors qu’en réalité s’y pose une question lancinante, à laquelle chaque film tente d’apporter une réponse : qu’est-ce que cela veut dire, être Américain ? Une préoccupation qui pousse chaque personnage à chercher sa place dans une société quadrillée par les rapports de classe et les lignes raciales, à chaque fois au risque d’une transgression qui s’avère souvent moins traumatique que réparatrice pour celles et ceux qui l’ont tentée (Passion Fish, consacré à la convalescence d’une actrice paraplégique, est l’illustration la plus littérale de ce cheminement intime). Car c’est aussi une constante de ce cinéma que de se démarquer de la tragédie (James Gray), de l’ironie (les frères Coen et Tarantino) ou de l’obscénité (Ferrara), qui définissaient la postmodernité américaine des années 1990. Même lorsque City of Hope (1991) offre au conflit père-fils un dénouement aux accents shakespeariens, ce dernier est écourté d’une pirouette grinçante, grâce à l’entrée en scène d’un personnage négligé à dessein par le récit, deus ex machina réduit à l’impuissance et rescapé du théâtre de l’absurde.
Dans cette œuvre moins rhapsodique qu’il n’y paraît, le road movie est notoirement absent. Et pour cause : ses protagonistes ne sont pas en quête d’émancipation mais d’enracinement, à condition que les films leur donnent une raison profonde d’élire un lieu et une communauté, confirmant que pour eux, la géographie est avant tout affaire d’histoire. Avec Return of the Secaucus 7, son coup d’essai, le cinéma de Sayles reprend les choses là où le Nouvel Hollywood les avait laissées. Sur l’affiche, le musicien J.T. (Adam Lefevre) est représenté en autostoppeur au bord d’une route repeinte aux couleurs du drapeau américain. Image tirée d’un plan où une ex l’interpelle depuis sa voiture, en se gaussant de sa pose digne d’une « pochette de disque », un pouce levé et l’autre main posée sur sa housse de guitare. D’emblée, le personnage est figé dans sa propre représentation, en route vers une destination située aux antipodes de son éden artistique, cette Californie fantasmée par une génération de songwriters : ils se rendent dans le New Hampshire, chez un couple qui organise un weekend de retrouvailles avec leurs copains de fac, comme eux d’anciens militants pacifistes. Le désenchantement de l’époque a fini par flétrir leurs idéaux politiques, dont il est moins question que des reconfigurations amoureuses et des trahisons sentimentales à l’œuvre en coulisses, et bientôt au vu et au su de tous. Elles n’ont même pas le goût d’une libération sexuelle, qui a fait long feu, et peinent à dissimuler l’incertitude étreignant ces jeunes trentenaires à l’orée du reaganisme triomphant. Et lorsque la bande au grand complet passe la nuit au poste, ce n’est pas pour son activisme passé contre la guerre du Viêt Nam, mais parce qu’elle est accusée d’avoir percuté un daim, alors qu’il a été fauché par un chômeur en état d’ébriété. De The Deer Hunter à Return of the Seacaucus 7, les vétérans hébétés ont laissé place aux protestataires désœuvrés, et le cervidé a perdu l’aura mythique que lui conférait la chasse comme rituel structurant pour devenir la victime d’un simple accident de la route.
Matewan
Belonging
Cette perte de repères, ce groupe de diplômés la mesure aussi auprès de camarades de lycée restés en ville, dont l’un a eu une famille trop tôt, tandis que l’autre vivote comme pompiste. Si de Ford à Capra, le cinéma classique hollywoodien a volontiers puisé dans les classes laborieuses certains de ses antihéros les plus marquants, et que Cassavetes fut le premier, avec Shadows, à déségréguer Blancs et Noirs à l’écran, Sayles travaille de son côté à une discrète « utopie du métissage » qui n’a pourtant rien de naïve. Elle s’appuie sur une lecture marxiste du rêve américain, inspirée de cette histoire « à rebrousse-poil » que Walter Benjamin voulait voir écrite « du point de vue des vaincus ». Matewan en est le manifeste politique, récit de « gueules noires » à couteaux tirés – rednecks, émigrés italiens et descendants d’esclaves – qui finissent par reconnaître que leur véritable ennemi est la compagnie minière qui les exploite. Leur prise de conscience n’est pas simplement le fait d’un syndicaliste arrivé dans cette petite ville de Virginie-Occidentale à la manière d’un cavalier solitaire ; ils la doivent aussi à la théologie de la libération que dispense à l’église locale un jeune prêcheur épris de justice sociale. Qu’il s’agisse de Will Oldham ne manque pas de saveur étant donné le rôle que joue la musique dans le réchauffement des relations intercommunautaires.
Neuf ans plus tard, Lone Star ira encore plus loin dans la subversion des codes du western, en retournant le dénouement de L’homme qui tua Liberty Valance, pour mieux prendre au pied de la lettre la fameuse réplique selon laquelle « lorsque la légende dépasse la réalité, imprimez la légende » (« When the legend becomes fact, print the legend. »). Maxime qui semble avoir trouvé en Buddy Deeds un poster boy déclinant, au nom duquel se perpétue un pouvoir mis à mal par l’érosion de la Frontière, dans ses acceptions géographique – le Rio Grande, franchi en permanence par les « wetbacks » mexicains – et culturelle – soit les prérogatives de l’individualisme américain qui lui sont associées. À commencer par celui d’un homme qui incarnerait à lui seul la Loi, pour mieux faire régner la sienne. « Tu es le dernier shérif blanc que cette ville connaîtra », assure un barman à Sam, avant d’ajouter : « Pour diriger une civilisation durable, tu dois avoir tes lignes de démarcation entre le bien et le mal, entre celui-ci et celui-là. Ton père l’avais pigé, ça. » Cinq ans plus tôt, les flics de City of Hope (1991) ne disaient pas autre chose lorsqu’ils intimaient la jeunesse noire traînant dans le centre-ville à se replier dans ses quartiers ; en lui indiquant au besoin la marche à suivre.
Les figures d’autorité n’ont cependant rien de manichéennes, à l’image des shérifs en crise de Matewan et Lone Star (mettons de côté celui de Honeydripper, interprété par un Stacey Keach d’une suavité toute crapuleuse). Dans Lone Star, les notables du comté s’empressent d’ailleurs de rappeler à Sam qu’« il n’y en aura plus, des hommes » comme son père, parangon de cette masculinité américaine imperturbable dont Tony Soprano déplorera l’extinction à l’approche du millénaire. Sommé en permanence de se mesurer à une icône, Sam garde une toute autre image de Buddy, avec lequel il entretint des relations orageuses à l’adolescence. De même, dans City of Hope, Nick Rinaldi (Vincent Spano) ne cesse d’être comparé à son frère, mort en héros au champ de bataille – ainsi du moins le veut la légende – et dans l’ombre duquel il est censé se construire. Dès ses premiers films, Sayles questionne l’image qu’hommes et femmes se font d’eux-mêmes à force d’être tenus à l’impossible. Dans Baby It’s You, magnifique teen movie se déroulant à la fin des années 1960, Sheikh (Vincent Spano également) calque sa garde-robe et sa gestuelle sur celles de Frank Sinatra, jusqu’à gagner sa vie en mimant en playback ses succès dans un night-club décati de Miami, devant un public de retraités extatiques. Quant à Jill (Rosanna Arquette), sa Juliette, elle peine à se fondre dans la faune progressiste d’un campus très sélect, totalement insularisé des réalités sociales et économiques sur lesquelles sa fréquentation de Sheikh lui a ouvert les yeux. Ils les oublieront le temps d’une danse, « deux étrangers dans la nuit » qui se sépareront inévitablement une fois la chanson terminée.
Another Chance
Le réalisme social de Sayles doit beaucoup à la qualité littéraire de ses scénarios et à sa direction d’acteurs, chargés de restituer les subtilités vernaculaires d’un État différent pour chaque titre : Alabama (Honey Dripper), Alaska (Limbo), Californie (Go for Sisters), Colorado (Silver City), Floride (Sunshine State), New Hampshire (Return of Secaucus 7), New Jersey (Lianna, Baby, It’s You et City of Hope), New York (Brother from Another Planet), Louisiane (Passion Fish), Illinois (Eight Men Out), Texas (Lone Star) et Virginie-Occidentale (Matewan), sans compter le Mexique voisin, où son cinéma s’aventure à deux reprises. Malgré des budgets dérisoires, l’ambition est donc à la démesure de l’Amérique elle-même, dont il s’agit de subvertir le roman national en donnant bien avant l’heure aux minorités ethniques et sexuelles une visibilité dont Hollywood les avait privées jusque-là. Dans Go for Sisters, sorte de remake par anticipation de Cry Macho de Clint Eastwood, deux femmes noires, dont une en liberté conditionnelle, recrutent un ex-flic latino pour retrouver, en toute illégalité, un fils disparu à Tijuana. Il y a fort à parier que David Simon s’est inspiré pour The Wire de cette redistribution inédite des rôles, comme du goût de Sayles pour la narration polyphonique, qui se prête idéalement à l’écriture sérielle. Elle participe chez lui d’une démocratisation de la parole – on parle beaucoup dans ce cinéma ; trop, diront certains –, levier d’action contre les dysfonctionnements institutionnels et la collusion d’intérêts qui corrompent les villes (City of Hope, Lone Star, Sunshine State et Silver City). Chez un cinéaste moins préoccupé de ses personnages, cette critique pourrait s’exercer à leur détriment, en les réduisant à n’être que les auxiliaires du scénario. C’est ici l’inverse qui se produit, le penchant topographique de ces films ne servant qu’à épanouir un sentiment d’appartenance contrariée : appartenance à un lieu, comme c’est le cas de Desiree (Angela Bassett), de retour à Delrona Beach après des années d’exil (Sunshine State) ; appartenance à une émotion réprimée par le patriarcat (Lianna et sa femme au foyer qui s’éveille tardivement au lesbianisme). Cette quête des origines aboutit dans Lone Star à une révélation qui ne dissuadera nullement le couple formé par Sam et Pilar (Elizabeth Peña) d’envisager ensemble l’avenir dont ils furent privés plus jeunes.
L’universalisme auquel aspire l’œuvre se teinte d’allégorisme avec The Brother from Another Planet, un extraterrestre noir et muet qui ressemble à s’y méprendre à un Afro-Américain et fuit sur Terre l’esclavage auquel son peuple est réduit. Cette fable afrofuturiste centrée sur un être thaumaturge tombé du ciel – il guérit les humains et répare les machines par simple imposition des mains – débute à Ellis Island, où l’émigré fraîchement arrivé entame son assimilation, en se heurtant aux mêmes difficultés que les nouveaux arrivants des décennies auparavant, parfois auprès de ses « semblables ». « Les Américains aiment penser qu’ils sont nés hier, qu’ils se sont faits tout seuls, qu’ils viennent de nulle part, qu’ils n’ont pas de passé. L’idée, c’est que je suis un Américain, peut-être même un Italo-Américain. Oubliez toute cette merde. Mon sentiment, c’est qu’aucun d’entre nous n’a le privilège de partir de zéro. Tout ce que nous sommes et que nous avons vient de quelque part. Toutes ces suppositions erronées et souvent dangereuses se fraient fréquemment un chemin dans le cinéma américain. » Pas chez Sayles : même lorsqu’il donne dans la science-fiction, le mythe s’efface au profit d’une réalité qui ne dénie pas aux personnages la possibilité de se réinventer, à condition pour eux de comprendre qu’elle tient au dépassement de leurs différences et à la réconciliation de leur histoire commune. C’est à ce prix-là qu’adviendra l’altérité.