On ne compte plus les réalisateurs importants sortis de la formule instaurée par Roger Corman : un film d’exploitation au cahier des charges simple (sexe + violence), réalisé dans les temps et dans le budget, et une totale liberté en dehors de ça. Coppola fit Dementia 13 dans ces conditions, et Scorsese réalisa avec lui Boxcar Bertha : Joe Dante, avec ce Piranhas réalisé en 1978, signe sa deuxième collaboration avec Corman. Du sexe, il y en a, de la violence aussi – d’une férocité qui étonnera sans aucun doute ceux qui découvriront le film aujourd’hui –, mais on trouve aussi dans Piranhas tout ce qui fait le prix des films de Dante : la cinéphilie amoureuse et discrète, l’humour, l’engagement politique et un grand talent, qu’il est toujours temps de (re)découvrir.
Pas de mystère avec Dante : dans les premières minutes du film, une séquence montre l’héroïne en train de jouer à une borne d’arcade. Le nom du jeu ? Les Dents de la mer. Ni Joe Dante ni Roger Corman ne s’embarrassent particulièrement de scrupules – l’argument principal du film est donc emprunté à celui de Steven Spielberg. Pourtant, le rapport n’est que superficiel. D’une part, on notera à quel point la terreur vue par Spielberg et celle mise en scène par Dante diffèrent : le premier base beaucoup sur l’attente, aidé en cela par son célèbre thème musical, le deuxième laisse libre court à un fléau grouillant dont la petite taille ne fait en fin de compte que décupler le potentiel terrorisant. D’autre part, si Spielberg a lancé une mode et lancé un sous-genre, Dante profite de son film pour ressusciter une époque qui lui est chère : celle des films de monstre des années 1950, dont Piranhas tire toute sa dramaturgie – et ses enjeux politiques.
Car, dans ce film déjà comme dans ses projets à venir, la dimension idéologique est omniprésente. Alors qu’on le somme d’expliquer pour quelles raisons son laboratoire, caché dans les montagnes, a créé des piranhas mutants, le professeur interprété par Kevin McCarthy se laisser aller : on voulait les lâcher dans les canaux contrôlés par le Việt Cộng… puis la guerre a pris fin. Les monstres lâchés par hasard sur la population des bords de la rivière, c’est donc le spectre de la guerre du Viêt Nam, qui s’est terminée il y a à peine trois ans, et qui va donc littéralement revenir dévorer le peuple américain. Il suffit, pour s’en convaincre, de voir les scènes de plage, d’après-combat, les morts et les survivants horriblement mutilés : le sang versé masque la différence entre uniformes et maillots de bain.
Une telle horreur peut difficilement être prise à la légère, même si Piranhas recèle de nombreux moments de comédie. À la différence de ses suites, dont l’inénarrable Piranha 2 – Les Tueurs volants de James Cameron, le film prend le soin de donner une réelle épaisseur à ses personnages – un fait exceptionnel dans une production Corman, qui est sans doute du fait du scénariste John Sayles, alors au début de sa carrière. C’est donc avec étonnement que l’on apercevra les zones d’ambiguïté des personnages principaux autant que secondaires (voir, à cet égard, le développement du personnage interprété par l’excellent Paul Bartel, bien loin de la caractérisation souvent univoque des films de monstre, ou le devenir de l’épouvantable personnage interprété par la grande Barbara Steele).
S’il prend soin de donner à Roger Corman son content de sang et de sexe, Joe Dante ne cherche que fort peu à nous focaliser sur l’épouvante même, préférant construire une tranche d’humanité où les héros ne sont pas si héroïques, et où le pire vient plus souvent des humains que des monstres. Réalisé avec économie, Piranhas est pourtant d’une efficacité à toute épreuve, à la fois dans son rythme et dans sa manière de véhiculer son aspect politique, jamais encombrant et toujours présent. En cela, le film est l’une des premières leçons de cinéma que Joe Dante nous a dispensé tout au long de sa carrière.
Une autre leçon nous attend dans cette édition DVD, puisque Carlotta s’est fendu d’un entretien passionnant avec Joe Dante lui-même, qui revient sur le tournage et sur sa passion du cinéma – comme si on pouvait l’empêcher d’en parler, de toute façon ! La bande-annonce d’époque représente également une leçon en matière de montage, mais à ces deux bonus on préférera l’étonnante et inédite compilation des rushes du tournage qui, sans son, ressuscite à l’écran à la fois la pléiade d’acteurs aimés, certains disparus depuis (Paul Bartel, Kevin McCarthy, Keenan Wynn, Barry Brown…), et toute une époque d’un cinéma sans doute un peu plus libre qu’aujourd’hui. Une douce nostalgie à laquelle Joe Dante lui-même n’est sans doute pas étranger.