Réalisateur du déjà remarqué The Last of Us, Ala Eddine Slim se place avec son deuxième film Sortilège (Tlamess) dans les pas d’une modernité aux heureux précédents, celle de Weerasethakul ou Bi Gan, en offrant un récit aux deux parties en miroir, mais aux dispositifs de mise en scène diamétralement opposés. Le premier temps du film suit les longues déambulations du troufion S. (Abdulah Miniawy), déserteur de l’armée tunisienne amené à quitter la ville pour se terrer en ermite dans la forêt, avec de rencontrer dans une seconde partie F. (Souhir Ben Amara), une jeune femme enceinte qu’il va enlever à sa famille pour élever son enfant dans un bunker désaffecté. D’un côté, un style ascétique, tout en longues et belles scènes d’errance filmées à la steadicam, quand la caméra n’en vient pas à capter pas une série de gestes quotidien dans des cadrages toujours irréprochables ; de l’autre, une successions de séquences étranges et fragmentées, pleines d’inventions formelles plus ou moins heureuses, où prime la logique du rêve. Afin de lier les deux pans de son récit, le cinéaste tunisien fait preuve d’une certaine habileté, rejouant une heure durant l’apparition subreptice dans les premiers plan du film d’un motif inexpliqué (un monolithe tout droit sorti de 2001, l’Odyssée de l’espace), qui semble avoir mystérieusement provoqué l’événement traumatique au départ de l’action (le suicide d’un soldat, directement inspiré d’une scène célèbre de Full Metal Jacket). Tout au long de l’errance beckettienne de S., les jeux d’aplats d’une arcade, une cabine de douche, un corbillard militaire, une borne électrique, une porte ou une fenêtre viennent ainsi tour à tour reproduire la forme de la stèle noire. À cela s’ajoute un autre motif structurant, celui du serpent vert, dont les métamorphoses donnent la clef du film : d’abord aperçu devant la maison de la mère de S., l’animal réapparaît métaphoriquement le temps d’un beau plan-séquence au drone, partant d’un minaret couleur émeraude (censé figurer la tête de l’animal) pour descendre le long de rues aussi tortueuses que le corps tout en circonvolutions du reptile. Quelque chose d’inquiétant et d’obsédant se trame donc sous la surface des images, idée que la seconde partie formalise de manière beaucoup plus explicite lorsque F. rencontre face au monolithe, réapparu dans un sous-bois, le serpent devenu géant et tapis dans l’ombre.
À n’en pas douter, derrière l’errance existentielle d’un soldat en fuite, reconverti en prophète d’une nouvelle humanité, se cache le désir d’un cinéaste soucieux de rénover son regard, de rompre avec l’emprise des formes qui ont déterminé son œuvre (celles de Kubrick donc, mais aussi plus localement de Belà Tarr, de Gus van Sant et d’Ozu). Rien de surprenant d’ailleurs à ce que les yeux des deux personnages principaux changent radicalement de fonction au cours du film, cessant de recueillir les images pour devenir, à partir de la rencontre avec F., les vecteurs de la parole (les dialogues s’inscrivent désormais sur la rétine des personnages principaux). Mais à trop donner libre cours à son imaginaire débridé, Ala Eddine Slim perd en rigueur jusqu’à rendre patente la grande pauvreté d’un projet qui n’est en rien le laboratoire expérimental qu’il ambitionne d’être. Le travail d’imitation masquait le systématisme et la faiblesse des enjeux de mise en scène, flagrante dans l’accumulation de séquences de la deuxième partie : derrière ses fausses audaces figuratives (en point d’orgue, la transformation de S. en mère nourricière, écoulement de lait à l’appui) se rejoue finalement l’idée assez classique d’une variation constante des assignations de genre et de classe, que consacre, dans un grand geste tenant autant de Kubrick que de Nietzsche, la naissance de l’enfant-surhomme. Le conte philosophique dessiné par le film succombe donc bien vite aux logiques binaires qu’il prétend déconstruire. Fruit d’une dialectique bancale unissant l’ermite et la femme au foyer, l’enfant est ainsi le vecteur d’une série de transfigurations : le soldat en mère nourricière, le père en mère courage, la bourgeoise en migrante. L’allégorie finale, très lourde, révèle la véritable nature de Sortilège (Tlamess) : celle d’un film par endroit passionnant, mais dont l’effondrement en cours de route suscite moins la déception qu’une frustration confinant à l’agacement.