Le FID est un des rendez-vous incontournables du documentaire en France (avec Cinéma du Réel). La sélection du FID prend des risques, parie – la plupart des réalisateurs sélectionnés étant peu connus. Ce n’est peut-être donc pas un hasard que ce festival ait lieu à Marseille, un Paris en Méditerranée, brut, chaud, et âcre. La sélection du FID s’apparente à la géographie où elle se situe : il s’agit de films montrant une réalité directe, sans couche de fiction superflue, des films exigeants donc, parfois peu aimables, mais ayant toujours une manière différente de raconter notre monde. Plusieurs moments importants rythmaient le festival : une sélection de films en compétition nationale et internationale, une rétrospective sur le cinéma politique du Brésilien Glauber Rocha, un hommage à Raoul Ruiz et un autre aux 50 ans de la Viennale. Nous revenons sur quelques films du palmarès.
Lamine Ammar-Khodja et Nazim Djemaï sont nés dans la même cité à Alger, la cité du 8 mai 1945, aussi nommée Sorécal, à Bab Ezzouar, à quelques années d’écart. Ils vivent tous deux en France et ne s’étaient jusqu’à présent jamais rencontrés. Leurs long-métrages respectifs sont les seuls films d’auteurs algériens à avoir été sélectionnés au FID cette année – en compétition Premier Film. Tous deux ont remporté un prix. Quelle coïncidence que ce rapprochement sémantique de leurs titres, Demande à ton ombre et À peine ombre. Des films qui n’ont, par leur sujet et par leur forme, rien en commun, mais qui frappent tous deux par leur originalité, le campement d’un univers fort et l’expression singulière de leurs auteurs.
Demande à ton ombre, Lamine Ammar-Khodja – Prix du Meilleur Premier Film
Des immeubles blancs et bleus, ensoleillés. Des gens sur un banc, des gens qui marchent. Alger. Un bus parisien perçu derrière une vitre. L’aile d’un avion qui vole. Et de nouveau, Alger. Un homme qui dort puis se réveille. Ainsi commence Demande à ton ombre, le premier long-métrage de Lamine Ammar-Khodja. Après avoir grandi à Bab Ezzouar, banlieue de la capitale algérienne, il a passé huit ans en France puis il est revenu. Un temps, pendant lequel il a cherché à retrouver sa place parmi les siens. Ce temps de quête, entre proximité et distance, est celui de son film, sa chronologie et sa matière. Le cinéaste se met en scène et parle à la première personne. Il s’interroge. Quelle est ma place dans cette ville que j’ai quittée tout en y revenant régulièrement ? En suis-je encore proche ? Ma rupture avec elle est-elle consommée ? Fil conducteur du film, résonne le Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire, « le cri d’un homme, jeune et désorienté, se cherchant et cherchant une voix », dont la problématique rejoint celle de Lamine Ammar-Khodja.
Son retour à Alger eu lieu début 2011, période où, comme ses voisins, l’Algérie vit surgir des mouvements de révolte (émeutes le 6 janvier, manifestations en février), mais qui furent éphémères. Lamine Ammar-Kodja les a enregistrés, en réaction aux images médiatiques dans lesquelles il ne se retrouvait pas. Plus tard, il a fait un film avec elles, un film qui s’est écrit au montage à partir d’une matière très variée. Son questionnement intime sur la place qu’il occupe dans son pays natal s’enrichit d’une interrogation sur ce que c’est pour un jeune de vivre à Alger aujourd’hui, sur le rapport entre les différentes générations. D’un désir de faire exister à l’image les jeunes, qui sont peu représentés et écoutés, et la tension qui existe à Alger. Demande à ton ombre est riche de ces deux dimensions, existentielle et politique, qui s’entremêlent avec bonheur au sein d’images et de situations variées. La politique ici s’entend de façon modeste et juste, elle est le point de vue qu’un homme porte sur ce qui l’entoure. Ainsi, lorsque Lamine Ammar-Khodja se rend en Tunisie après la chute de Ben Ali et insère dans son film ce qu’il y a trouvé, il ne cherche pas à raconter autre chose que ce qu’il a imaginé, perçu, senti, de la Révolution, sans prétention de véridicité.
Pour matérialiser ses questions, ses réflexions, il s’empare des possibilités multiples du cinéma. Faisant preuve d’une inventivité réjouissante, il semble s’amuser avec son médium. Il juxtapose, fait résonner des images éclectiques qu’un montage tortueux relie. Il joue avec son univers personnel, ses livres, ses vinyles, ses cactus. Il se met seul en scène, cloîtré dans son appartement, sombrant dans le spleen ou ironisant sa circonspection. Tout impliqué qu’il soit dans son histoire, Lamine Ammar-Khodja l’aborde avec recul. Et quelle que soit la gravité des questions soulevées, c’est avec ironie, dérision et humour qu’elles sont abordées. Par exemple, en devenant parfois un personnage burlesque, il laisse son corps prendre en charge l’inadéquation douloureuse qu’il ressentit entre l’environnement et lui. Les captations des rassemblements de janvier, les manifestations de février, les images télévisuelles, c’est par l’expression drolatique de son visage qu’il les critique. Parfois il se rapproche de la réalité brute, lorsqu’il filme ses amis discuter (et à Alger, c’est beaucoup de la situation du pays que l’on parle), parfois il poétise, lorsqu’il filme des ombres dansant sur Cheb Khaled, dans un long et très beau moment.
Aux images de 2011, il en juxtapose d’autres, tournées quelques années avant à Tipaza, lieu touristique immortalisé par Albert Camus, où les autorités ont voulu embarquer un écrivain parce qu’il lisait un texte en public, et où se lit toute la complexité des autorités algériennes – qui acceptent de fermer un œil mais gardent l’autre bien aux aguets, qui font autant mine d’être déterminées qu’elles savent sans doute que leurs griefs sont contestables. Il invite aussi des images d’autres films (celle d’Alors le sang de mai ensemençait novembre de René Vautier, dans lequel Kateb Yacine expose qu’Albert Camus n’était proche que des paysages de l’Algérie, et non des gens – position discutable et discutée). Il imagine des fables (« la fable de l’indépendance », très drôle, où il énumère sévèrement les dirigeants du pays depuis 1962), intègre dans son histoire un zoo, élément de comparaison, de métaphore, autre regard possible sur le cirque des hommes.
Il parle de son pays, aujourd’hui et hier, il le questionne, et ce faisant nous interpelle. Comme la chouette effraie apparaissant de temps à autre, nous observons ce drôle de monde qui gravite sous nos yeux et que le cinéaste interroge avec pertinence. Et nous rions franchement. Si ce film est celui d’une personne qui cherche sa place, il est aussi celui d’un cinéaste qui trouve quel cinéma il a envie de faire – c’est très palpable. Le mélange de modestie et d’assurance que l’on ressent, de références et pourtant d’autodidactisme, est réjouissant. On attend donc la suite avec grande impatience.
À peine ombre, Nazim Djemai – Prix Georges de Beauregard National
À peine ombre est situé dans la clinique de La Borde, dans la campagne du Loir et Cher. Fondée en 1953 par Jean Oury (qui y pratique encore), elle est régie par le refus de la notion d’enfermement, de hiérarchie entre patients et thérapeutes. Dans un rapport de confiance, ils gèrent ensemble les aspects matériels de la vie collective.
Les uns après les autres, soignants et malades apparaissent à l’image, dans de très longs plans fixes. Parfois, le cinéaste zoome légèrement pour nous rapprocher d’eux. Il les laisse libres de choisir ce qu’ils veulent nous donner. Des paroles, des silences, des visages et des corps, des expressivités, auxquels la longueur des plans offre une belle latitude de déploiement. Jamais il n’est spécifié si nous avons affaire à un patient, à un thérapeute ou à toute autre personne travaillant à La Borde (un cuisinier, un menuisier). On le comprend parfois, ou bien on le devine, on hésite, on est troublé. Par son dispositif, le film assimile ainsi le fonctionnement de la clinique où les frontières traditionnelles se brouillent. Nous sommes face à des gens, peu importe leur statut.
On ne nous explique pas clairement le fonctionnement de La Borde. Lorsque le langage apparaît, on est souvent (pas toujours) désarçonné de peiner à en suivre le sens, qu’il soit celui de malades ou celui des doctes thérapeutes. L’intelligibilité cède la place à autre chose. Au timbre des voix, à la tortuosité de la succession des mots, à leur opacité, à l’intériorité de la personne qui exprime quelque chose que nous avons du mal à saisir. Rarement les idées (les discours abscons des thérapeutes), les récits (par exemple celui, très émouvant, d’un homme qui évoque ses quarante ans de thérapie), les confidences (prononcées à voix basse, à demi mots, par un autre dont le visage reste rivé vers le bas, comme enfoui en lui-même) nous détournent de la matérialité de ce qui se présente à l’image. Nous sommes confrontés à des corps et des visages, et pleinement avec eux. Avec ou sans les mots, la souffrance des patients irradie les plans, et la décharge émotionnelle que l’on reçoit est des plus vive. La vie qui bruisse autour de ceux que l’on contemple dans l’intimité se fait aussi sentir, par les sons en hors-champ qui rappellent que le lieu où l’on se trouve est celui d’une communauté.
Une consigne fut quand même donnée par le cinéaste aux gens qu’il filme, celle de choisir le lieu dans lequel ils apparaîtront. Car La Borde, en même temps qu’une institution, est un espace, dont la gestion fait partie de la thérapie et dont l’occupation ne semble pas anodine. De bureaux pleins de livres, clos, en entrebâillement de fenêtre faisant communiquer le dedans et dehors, de pans de murs apparemment insignifiants à diverses pièces (serre, hall, réfectoire…), du jardin aux cuisines, nous voyageons à travers la topographie de la clinique, dans des cadres toujours soigneusement composés et traversés par une lumière qui souvent magnifie les visages. Parfois, l’espace qui entoure la personne semble faire sens (ainsi de cette lampe posée sur le bureau de l’homme cité plus haut, recroquevillé et comme perdu dans son babil – une lampe tordue, cassée, abîmée par le temps), parfois il apparaît fort peu approprié (lorsqu’une personne filmée se place tout prêt d’une machine dont le bruit recouvre ses paroles). Dans tous les cas, il attire l’attention, il n’est pas un lieu neutre, il existe vraiment. Donnant à sentir l’écoulement du temps, parce que les plans s’inscrivent dans la durée, qu’il commence et finit sur une aube, qu’il parcourt les saisons, À peine ombre est aussi un film sur un territoire. Scandant les portraits, des plans de toute beauté du bâtiment (un château) et de la nature qui l’entoure, bois, champs, étang, ancrent spatialement la clinique et les aventures humaines qu’elle abrite.
À la moitié du film environ, discrètement, l’une des interventions nous fait comprendre que celui qui filme n’est pas un regard extérieur curieux de découvrir, mais qu’il est un patient. Une façon encore de brouiller les frontières, une place inédite que l’on n’a jamais vu dans un documentaire sur une institution psychiatrique. Cela change-t-il grand-chose ? Pas tellement, au sens où le cinéaste intervient très peu, se contentant parfois de poser quelques questions, et où les personnes ne s’adressent presque jamais à lui. Totalement, au sens où, sans doute, un étranger n’aurait pas eu l’idée de s’approcher des êtres de cette façon. De ne donner aucune indication, aucune direction, de faire preuve de la même confiance que celle que Jean Oury témoigne à ses patients et collaborateurs, de leur demander simplement d’être là et de se laisser aller à ce qui se passera en leur présence.
Babylone, Ala Eddine Slim, Ismael et Youssef Chebbi – Grand Prix de la Compétition Internationale
En 2011, au moment où Tunisie et Libye sont objets d’attention, les Tunisiens Ala Eddine Slim, Ismael et Youssef Chebbi s’en vont filmer (sans argent et sans d’abord penser en faire un film) un non-lieu, un non-événement médiatique : un camp à la frontière tunisio-libyenne où affluent un million de réfugiés fuyant la guerre. L’événement est double, historique et géographique – c’est cette dimension-là qui intéresse les trois filmeurs.
Ils sont là avant l’édification du camp et s’attachent à montrer la nature sauvage dans laquelle il va s’inscrire pour un temps. Le sol, les arbres, les cailloux, les insectes. Le vent autour. Le film sera scandé par des plans d’arbres qui imposeront de temps à autres leur présence à l’image. Façon de rappeler que l’humanité qui s’invite dans cette nature n’est pas là pour longtemps ? De souligner par contraste sa précarité ? Après le départ des migrants, la nature de nouveau, un peu moins sauvage car portant trace de ce qui a eu lieu, mais toujours là.
Entre les deux, rendu par des images et des sons bruts, c’est un magma humain que l’on découvre, une foule qui vit ce moment transitoire, fragile, effrayant. Qui mange, qui attend, qui discute, qui danse parfois, qui chante, qui se révolte contre les associations parce que la nourriture manque, parce que l’on meurt. Les cinéastes n’interviennent ni ne nous expliquent, ils montrent. L’originalité du film ne réside pas là mais plutôt dans le fait qu’on ne nous donne rien pour nous accrocher à l’une ou l’autre des figures représentées, qui n’accèdent pas au statut de personnage. Le film est composé de blocs à l’intérieur desquels tout est mouvement. La caméra balaie l’espace lui-même parcouru par maints déplacements, aucun fil conducteur ne nous est proposé. Si l’on s’attarde un moment sur quelqu’un, on ne le retrouve plus ensuite. On distingue assez mal les visages et les corps – ils se perdent dans la foule, les plans sont parfois sombres, les silhouettes coupées, bord cadre…
Et on ne comprend pas ce que disent les gens, aucune parole n’étant sous-titrée. Les cinéastes ont voulu par-là nous mettre dans une position semblable à la leur et à celle des migrants, de quinze nationalités différentes et qui ne se comprenaient pas non plus. Lors d’un assez long moment, nous restons face à quelques personnes discutant dans le noir, dans des langues dont on parvient à identifier quelques mots mais qui sont aussi recouverts par d’autres conversations hors champ. Une distance s’instaure par cette mise à mal visuelle et langagière de l’intelligibilité. Mais c’est aussi cela qui permet l’immersion. Une immersion sensible, sensorielle, qui joue sur la durée.
Si dramatisation il y a, elle pourrait n’être due qu’à nos réflexes de spectateurs, d’individus, qui savent la tragédie de ce qu’on voit. Les auteurs ne la cherchent pas – mais peut-il vraiment en être autrement ? Il n’empêche, elle est plutôt ténue. Car ce que l’on retient, c’est d’avoir vu une danse précaire, une chorégraphie de corps mis dans un certain espace, pour un moment circonstancié. Un moment éphémère, lourd d’un avant et d’un après mais auquel, par l’extrême attention portée sur le présent, par l’absence d’information donnée, on ne pense pas.