Terraferma arrive dans les salles françaises avec une double réputation flatteuse : celle du réalisateur de Respiro (2002) et d’un film lauréat du Grand Prix du jury lors de la 68e Mostra de Venise.
Pour bien signaler que toute l’Italie est concernée – et au-delà l’Europe mais aussi le monde entier –, on ne saura jamais où se trouve cette petite île italienne, théâtre du film d’Emanuele Crialese. C’est pourtant bien de Lampedusa qu’il s’agit, bout de terre proche des côtés africaines recueillant une foule de candidats à l’Eldorado européen se risquant aux dangers de la mer sur des embarcations de fortune. Avec pour conséquence ces naufrages innombrables qui reviennent dans l’actualité avec une régularité à la banalité terrifiante, aussi sûrement que les vagues sur l’estran d’une plage.
Terraferma s’ouvre par des séquences croustillantes et délicieuses comme du bon vieux pain : un petit peuple pittoresque, truculent et plein de bon sens, avec, pour le folklore, quelques mauvais ragazzi à vespa. Le récit se fixe sur une famille composée de Filippo, un jeune homme, sa mère (une belle veuve) et son grand-père (barbu et sympa comme tout). Sans doute persécuté par les quotas européens et le lobby écologiste, ces derniers ne parviennent plus à vivre de la pêche. L’été venu, ils se réfugient dans une sorte de réduit afin de libérer le logement et profiter d’une invasion : celle de touristes en quête de soleil et de futiles occupations. Mais voilà qu’une autre intrusion menace la poule touristique aux œufs d’or : des clandestins déferlent sur les côtes. Filippo et son grand-père sont amenés à en sauver de la noyade, puis la famille recueille et cache une mère et son enfant, au nez et à la barbe des autorités. Ainsi les protagonistes sont-ils confrontés à un dilemme – auquel les spectateurs sont généreusement conviés – qui structure une dramaturgie digne des joutes entre Don Camillo et Peppone : faut-il dénoncer les clandestins aux autorités pour sauvegarder la lucrative activité ou bien se laisser aller à un humanisme béat en les dissimulant ? Raison morale contre raison économique : choisis ton camp camarade ! Pendant que les mystères de la féminité et de la maternité permettent une communication secrète au sein du logis entre la mère et la clandestine, Filippo, grand dadais généreux et naïf à bouclettes dorées, est un peu paumé. Tout ceci lui semble bien compliqué, surtout quand une amourette s’ébauche avec une touriste qui occupe la location familiale.
Tourné avec une image léchée vaguement rétro évoquant le technicolor d’antan, Terraferma affiche ses ambitions : rendre justice et dignité à des gens particulièrement malmenés par les circonstances – les clandestins, mais aussi les insulaires, ces gens simples peu habitués à couper les cheveux en quatre. Si l’on peut discuter ce choix esthétique, le vrai problème se situe ailleurs. Il est assez tentant d’associer Terraferma et Le Havre d’Aki Kaurismäki, ce dernier ayant été reçu avec circonspection dans nos colonnes. Mais, au moins, le Finlandais a l’élégance de croire en sa fable naïve, en ses effets de distanciation éculés, et surtout de ne point accoutrer l’ensemble des habits du film-dossier de société – ce que Crialese commet sans vergogne. On comprend bien que la fable n’est ici pas un choix, ou s’il en est un, c’est celui du confort, pour le cinéaste, pour le spectateur et pour les chaînes de télévision qui n’hésiteront pas à acheter et diffuser une fresque édifiante qui ne fâchera personne. Lors d’une virée nocturne en mer, Filippo et sa petite amie sont assaillis par des naufragés surgissant du néant. Pris de panique, le jeune homme les empêche de monter à bord à coups de rame sur des mains tentant de s’agripper à l’embarcation. En faisant de son héros un meurtrier, de véritables questions morales auraient pu surgir, notamment celles liées à la peur viscérale. Mais elles sont annulées par un odieux happy end matinal dont le seul but est de sauver son personnage de l’irréparable : personne n’est mort, et les clandestins – certes quelque peu exténués – parviennent à rallier la côte. Si, fidèlement à la vérité, l’eau mouille bien, elle ne tue pas ; Crialese représente l’un de ces cinéastes qui confond la fable avec le déni de réalité.