En l’espace de trois films, Emanuele Crialese s’est imposé comme l’un des cinéastes majeurs du renouveau de la cinématographie italienne. Après Once We Were Strangers et surtout le magnifique Respiro, encensé à sa sortie en 2002, on pouvait craindre que le succès ne lui tournât la tête. Heureusement, sous ses airs de fresque historique à gros budget contant les aventures d’un Sicilien en partance pour la Terre Promise avec sa mère et ses enfants, Golden Door garde la richesse du style Crialese : un univers de la sensation brute, de la belle image, vue par et pour elle-même, sans sous-entendus idéologiques cherchant à la dénaturer. Crialese n’est plus un cinéaste à suivre : déjà un grand maître.
Ce qu’on retient d’abord, dans Golden Door, ce sont les sons. Les bruits de pas de Salvatore et de son fils, leur respiration contrôlée alors qu’ils gravissent une colline de pierres en Sicile. Le départ assourdissant du bateau en partance pour l’Amérique, vécu comme un long et douloureux déchirement. La musique folklorique, intervenant par intermittences et objet de magnifiques mouvements de groupe chorégraphiés. Ces sons, parfois durs, souvent joliment mélodieux, contrastent fortement avec le profond silence qui semble régner dans le film dès le générique, comme si tous ces immigrants siciliens en partance vers un Nouveau Monde riche de promesses étaient également conscients que la parole est inutile. Crialese les regarde sans les observer, les montre sans les juger, car au fond, la tragédie que vivent ces hommes et ces femmes forcés de tout quitter pour se jeter dans l’inconnu, se passe totalement de mots.
De mots, oui, mais pas d’images. Emanuele Crialese ne cherche pas à dissimuler sa mise en scène : chaque plan est soigneusement recherché, calibré au millimètre près, tant et si bien qu’il est difficile de croire que l’interprétation des comédiens ait pu être partiellement improvisée. Il n’y a pourtant pas de discours politique sous-jacent ou de critique idéologique dans Golden Door, bien que le sujet ait pu le réclamer. Le cinéaste ne donne pas son avis sur la lutte des classes, comme James Cameron dans Titanic, ou sur la violence des balbutiements de la nation américaine, comme Martin Scorsese dans Gangs of New York. Il ne cherche pas non plus le parallèle trop facile avec la situation politique contemporaine. Il témoigne, tout simplement : son film prend alors l’apparence d’un album de photographies à l’ancienne, plus réalistes que celles qui faisaient rêver les immigrants italiens – photos de fruits géants poussant dans le Nouveau Monde, ou de pièces de monnaie tombant des arbres. De nombreux arrêts sur images, comme cette foule sur le bateau fixant soudainement dans un même mouvement la caméra et le spectateur, ou ces femmes à Ellis Island qui cessent brusquement de bouger, donnent une sensation d’éternité, à la fois plongeon terrifiant dans le passé et tableaux d’une époque destinés à la mémoire de l’humanité.
Pour autant, Golden Door n’est pas vide de sens, mais l’interprétation de chaque scène reste libre. Entre séquences de rêve, laissant une sensation de doux flottement, et scènes ultra réalistes, tel ce mouvement de panique lors d’une tempête en mer mortelle, sans que la violence des situations provoque jamais le malaise, Crialese montre une société prise dans les contradictions d’une culture populaire de sorcellerie et sommée de s’adapter au règne d’une prétendue science de la civilisation, où les « faibles » n’ont pas droit de cité. Sans porter de jugement entre bons et mauvais (il n’y en a pas), Crialese accentue le contraste entre la foule désordonnée et chaotique rejoignant le bateau en Sicile et les files indiennes organisées à Ellis Island où les immigrants se suivent dans un lent mouvement mortuaire. Vivant en Italie une vie sans but, ces hommes n’ont pas le choix : il leur faut aller vivre, ailleurs, une vie sans joie.
Le « style » Crialese, c’est enfin l’art de l’ellipse, du temps qui passe sans notion de durée. Les personnages, pour la plupart interprétés par des comédiens amateurs fidèles du cinéaste, sont à peine esquissés : ils ne représentent au fond que des individus pris au hasard dans la foule, des anonymes symboliques de tous les autres anonymes oubliés dans les remous de l’histoire. Charlotte Gainsbourg, toute en retenue, dépouillée de son aura de star, traverse le film comme un doux fantôme. On ne saura rien de son passé, ni de son avenir. Car Golden Door s’arrête aux portes d’Ellis Island, dans un bain de lait : splendide séquence onirique, où l’on reste empli d’un sentiment incertain, à la fois amer et ravi, le sourire aux lèvres et les yeux embués de larmes.