Trois films, trois facettes de l’humain. Dans Golden Door, l’Italien Emanuele Crialese dresse un portrait de ces hommes et de ces femmes qui décidaient de tout quitter pour partir à la découverte du Nouveau Monde. En puisant à la fois dans son expérience personnelle, dans ce qui le passionne et dans ce qui le révolte, Crialese nous livre quelques clés nous permettant de mieux comprendre son film.
Votre séjour aux États-Unis vous a-t-il inspiré ?
J’ai visité les lieux d’Ellis Island, cette île artificielle en face de Manhattan, construite pour accueillir les millions d’étrangers qui arrivaient par bateau au début du siècle. J’ai fait cette visite à la fin de mon séjour. J’étais déjà là-bas depuis sept ans. Je suis entré, j’ai regardé les agrandissements de photos et j’ai eu une inspiration. Je suis rentré chez moi, je n’ai pas dormi, j’ai commencé à écrire. Je n’ai plus jamais connu un tel moment d’inspiration. J’y suis retourné chaque jour pour consulter les archives. J’ai trouvé beaucoup d’informations. Je me suis particulièrement intéressé aux tests d’intelligence. Je pensais au départ qu’Ellis Island était une île de quarantaine. C’était cela, mais aussi un laboratoire destiné à faire des tests sur l’intelligence de ceux qui arrivaient. Tout cela m’a passionné. Petit à petit, j’ai construit mon histoire dans ma tête. C’est lié à mon expérience personnelle, dans le sens où j’étais un émigré en Amérique parce que je ne trouvais pas de travail, je ne pouvais pas apprendre à faire du cinéma en Italie.
Le projet avait-il une valeur sentimentale pour vous ?
Bien sûr. Ce n’est pas tellement la nation, mon pays. J’avais envie de regarder ce que c’était l’homme quand il travaillait dans la nature, quand il était très proche des animaux, quand il avait le pouvoir d’être créateur, de se nourrir avec la terre. Je suis italien, alors pour comprendre ce genre d’homme, je me limite à l’homme italien. Mais en faisant ce film, je ne voulais pas dresser un portrait de l’homme italien. J’aurais pu prendre comme sujet des émigrés irlandais. Ce qui m’intéressait, c’était la condition de l’immigrant, de l’homme qui part, qui décide, à un moment donné, de laisser tout ce qu’il connaît pour aller vers l’inconnu. C’est un hommage à l’homme qui ose partir vers un monde inconnu. À cette époque-là, c’était comme décider, pour nous, de partir pour la Lune. Sauf que nous avons, aujourd’hui, une image de la Lune. On sait comment il faut s’habiller. À cette époque-là , personne ne savait ce qu’il y avait de l’autre côté du monde.
C’est un projet très ambitieux, aussi bien du point de vue de la production que du tournage…
C’était un cauchemar, je n’ai pas d’autre mot. Je ne veux plus jamais vivre une chose pareille, plus jamais. C’est le tournage sur lequel j’ai appris le plus, mais on a un grand problème dans le cinéma contemporain pour les réalisateurs, c’est qu’on arrivait, avant, à faire des films comme celui-ci, parce que chacun jouait son rôle. Aujourd’hui, il y a des réalisateurs, mais il n’y a pas une structure de production à la hauteur du projet. Les producteurs s’occupent du financement et essayent de gratter pour ne pas mettre l’argent sur l’écran. Avant, c’était le producteur qui mettait l’argent. Ce n’est plus comme cela. Maintenant c’est dur pour nous, parce qu’on ne s’occupe pas seulement des scènes, des dialogues et de la réalisation, on doit aussi s’occuper de la production. Sur le film, j’ai senti que la production n’était pas prête ou avait sous-estimé le projet. C’était très dur, j’ai dû couper quarante pages du scénario.
Votre film a-t-il une résonance politique ?
Je n’ai pas fait le film avec cette idée en tête. Je l’ai écrit il y a huit ans. Je ne suis pas un politicien. Comme spectateur et citoyen, je remarque un pas en arrière plutôt qu’un siècle de plus. Je suis dégoûté du manque actuel de valeur de la vie humaine, alors qu’au début du siècle on allait vers le progrès. Le progrès, c’est donner une valeur plus haute à l’humain, lui permettre de vivre mieux, ce n’est pas faire de lui un esclave.
Pourquoi avez-vous choisi Charlotte Gainsbourg pour le rôle de Luce ?
Parce qu’elle était la personnification de la femme moderne. Elle est grande, androgyne, mais quand même féminine. C’est la seule femme qui parle avec les hommes. Elle représente pour moi le début de l’émancipation de la femme. La femme a été obligée de changer, pour ressembler plus à l’homme, pour pouvoir établir un petit pouvoir. Il y a eu un moment très dur pour la femme où, pour avoir un peu de crédibilité, elle devait presque être comme un homme. Luce, dans mon film, est la lumière vers le futur. Elle amène les personnages masculins du film vers le futur. Comme Valeria Golino (dans Respiro, ndlr) était la sirène qui emmenait le village vers l’avenir. Dans mes films, la femme a un rôle très important de guide. Elle donne la vie et elle conduit l’homme où elle croit que c’est bien, même si parfois elle se trompe. Elle se trompe en tout cas beaucoup moins que les hommes.
Est-elle arrivée tout de suite dans le scénario ?
Tout de suite, en tant qu’étrangère. Une étrangère qui a oublié son passé et qui, comme toutes les femmes modernes, doit faire une coupure avec son passé pour devenir quelqu’un d’autre. Les gens sur le bateau ne savent pas qui elle est et font des hypothèses à son sujet. Je pense qu’elle est d’une catégorie sociale différente, plus noble, et qu’elle échappe à une situation. Elle arrive en Amérique pour sortir de quelque chose, pas pour rentrer. Elle sort de sa condition. C’est mon interprétation personnelle.
Le comédien Vincenzo Amato vous suit dans tous vos films…
Il y a un lien d’amitié très fort entre nous. Nous sommes aussi compagnons de voyage. Le fait qu’on ait déjà travaillé beaucoup ensemble nous a amené à un niveau de communication très intense. Je trouve son interprétation dans le film magnifique. Il est crédible et intense. C’est un rêveur, quand il sort du lait, il a le regard que je voulais. Je suis fier d’avoir proposé un nouveau visage et un nouvel acteur au monde du cinéma. J’espère que d’autres feront appel à lui. C’est même plutôt un acteur comique. Je n’ai pas encore fait appel à lui en tant qu’acteur comique, mais il me fait mourir de rire.
Pensez-vous que votre film a ses chances aux Donatello ?
Je ne sais pas, car vous avez élu Nanni Moretti meilleur réalisateur européen. Ce n’est pas grave. Nanni Moretti, c’était très bien au début. Je mets de côté ma casquette de réalisateur, je parle en spectateur. Je suis un spectateur exigeant et je suis désolé, mais je suis parti pendant son dernier film. Cela me faisait du mal de voir un réalisateur que j’admirais se prendre la tête à tourner un film qui lui a pris un an et demi. Je n’ai pas aimé son dernier film. Je m’attendais à une satire plus pointue sur Berlusconi, on avait les éléments suffisants. Alors on verra bien.