Auréolé du Grand Prix du Jury lors du dernier Festival de Cannes, Juste la fin du monde débarque quatre mois plus tard sur les écrans français. La nouvelle œuvre du jeune prodige québécois narrant le retour d’un fils prodigue dans sa contrée familiale ne va sans doute pas arranger ses affaires… L’aura du cinéaste est en effet telle que chacun de ses films semble permettre un déluge d’invectives et d’éloges démesurés, semblables a priori à l’énergie dévorante que ses précédentes réalisations invoquent. Or il ne faudrait pas s’y tromper : Juste la fin du monde marque, si ce n’est une nouvelle direction radicale dans son cinéma, au moins une inflexion vers une forme de retenue bienvenue – retenue qu’il faut évidemment mesurer à l’aune de l’œuvre de Dolan. Peut-être qu’au fond, Juste la fin du monde est un film mineur dans la filmographie de l’acteur-réalisateur, au même titre d’ailleurs que Tom à la ferme avec lequel il partage le fait d’être coincé entre deux films en apparence supérieurs (Laurence Anyways, Mommy, et The Death and Life of John F. Donovan, actuellement en cours de production) et d’être adapté d’une pièce de théâtre. Gageons ainsi que la minorité de Juste la fin du monde le dégage du mètre-étalon ou de la constance attendue d’un film de Dolan : sa mise en scène s’y voit dévitalisée, toujours certes animée de cette passion singulière mais restant, cette fois-ci, lettre morte, butant contre les parois spectrales de sa maison de poupées.
Élastique mortel
Une lettre morte, c’est ce que Louis, jeune écrivain, compte réciter à sa famille lors d’un déjeuner. Cela fait plus de douze années qu’il n’est pas revenu dans son foyer et n’a pas côtoyé sa sœur, son frère, sa mère… douze longues années où il s’est coupé de cette communauté imposée qu’il a décidé de refuser. Il vient leur annoncer sa mort prochaine. Il doit le faire mais n’y arrive pas. Ça bloque à tous les étages de cette demeure devenue irrespirable. Tout ce petit monde semble figé dans son rôle attendu (la jeune sœur rebelle, le frère jaloux, la belle-sœur timide…) comme chaque acteur apparaît étrangement, aussi, figé dans son rôle précédent. Vincent Cassel semble reprendre sa partition de Mon roi, Léa Seydoux celle de La Vie d’Adèle, Gaspard Ulliel n’a pas l’air de s’être remis de son expérience de Saint Laurent, Marion Cotillard joue toujours la Sandra de Deux jours une nuit… tandis que Nathalie Baye récupère un rôle, celle de la mère à la tendresse hystérique, tenu jusqu’alors par Anne Dorval chez Dolan. Il n’est sans doute pas anodin que Dolan ait choisi des acteurs devenus tous des images de marques de grands parfums ou de cosmétiques. Au-delà de l’idée de vouloir faire un coup, ce casting donne à voir un rapport singulier aux acteurs dont Dolan manipule littéralement l’image au point de faire déborder leur visage du cadre. Juste la fin du monde travaille de fait l’image que l’on donne aux autres, la persona à laquelle chacun est irrémédiablement renvoyé, comme un élastique que l’on essaierait de tendre pour le déformer et qui vous revient au visage à vitesse grand v sans crier gare.
Ces visages qui débordent du cadre, Dolan les enfile comme des perles sur son collier de montage en agençant toute une série de gros plans virevoltants. Censé permettre de faire revenir à la surface les relations enfouies, ce procédé affiche surtout la peur qui traverse le film de part en part : la peur de perdre la vie, la peur de ne plus réussir à la capter. Auparavant, chez Dolan, on le sait, le moindre détail aurait donné lieu à une effusion de plans au lyrisme pour le moins appuyé, une ribambelle d’étoffes et de sons au mauvais goût assumé et parfois, voire souvent, générateur d’une émotion palpable et inédite. Ici, Dolan traque cette émotion mais ne parvient plus à la faire ressurgir. Pensons à la fameuse scène de Mommy claironnant « On ne change pas » de Céline Dion : elle est refaite dans Juste la fin du monde lorsque Léa Seydoux et Nathalie Baye dansent de manière assez ridicule sur un tube moldave… mais le cœur n’y est plus, le plan est fixe et large, les bras et les corps s’agitent maladroitement, sans âme. Dolan aura beau y rajouter les bribes d’un souvenir sous la forme d’un montage dont il a le secret, rien n’y fait, la mort rôde et rabat constamment le film sur les rivages funèbres d’une douleur qui ne dit pas son nom – celle de la honte d’être à la fois soi et un autre, de vouloir être à la fois extra-ordinaire dans l’ordinaire. D’être de « ceux qui se targuent d’être normaux » (Laurence Anyways).
Car peut-être que ce qui singularise Juste la fin du monde dans la filmographie déjà conséquente de Dolan est cette propension à ne pas vouloir assumer directement ce qui caractérise son cinéma, cette volonté (inconsciente ?) à renoncer à ce que l’on est car il déjà, en quelque sorte, trop tard. Douze années ont passé, on ne peut revenir en arrière, Louis en fait l’amer constat très vite lorsqu’il se décide à ne finalement rien dire de son funeste destin à ceux qui sont supposés l’aimer. Il ne peut plus que taper négligemment sur un vieux sommier pour espérer y retrouver l’odeur de sa jeunesse. Et Dolan, de manière émouvante, d’en filmer non plus la vie qui devrait en surgir, mais se prend à ne plus capter que l’envolée de poussières qui émerge de cette caresse douloureuse. Juste la fin du monde est un film triste, qui signe peut-être la fin d’une certaine vision du monde pour Dolan qui sait désormais que le temps lui est compté et qu’il faudra faire avec. Il faut sans doute s’en réjouir.