Elvis sort de la Navy, son balluchon sur le dos, la mine soulagée et sympathique. La quille lui permet de partir à la recherche d’un père qui, une vingtaine d’années auparavant, avait vécu une aventure avec Yolanda, la mère du héros, et avait abandonné l’enfant comme la génitrice. Mais c’est un héros très discret que nous montre James Marsh, en quête d’identité impossible tant Elvis est attiré par le vide intellectuel, moral et sentimental. The King est un film complet : des dialogues sobres et justes laissent souvent place à une image légère, aérienne, qui annonce parfaitement la couleur de l’histoire : le parcours anti-initiatique d’un roi aux petits pieds, trop néantisant pour se tracer une voie royale.
On voit un jeune homme marcher, plutôt fin, beau, gracieux. On ne sait pas où il va, on le contemple, comme un mur blanc. Ses jambes le mènent dans une petite ville du Texas où règne la bonne parole d’un pasteur baptiste. Ce dernier, père d’Elvis, refuse alors de voir l’intrus bouleverser l’existence propre et ordonnée qu’il a bâtie depuis la lointaine aventure avec Yolanda la prostituée, dont Elvis est le fruit. James Marsh réussit une première chose : une galerie de personnages à mille lieues de la caricature. Dans les couloirs de la galerie se trouvent des hommes lâches, faibles, sots, et des femmes un tantinet absentes, mais se révélant bien moins lâches et imbéciles. Le père de famille est un pasteur aux allures de cow-boy machiste et intolérant, un de ces born again touchés par la grâce, ancien sauvageon reconverti dans le prosélytisme intransigeant. Son rejeton, Paul, aime le rock’n’roll et Jésus. Il chante tous les dimanches son amour du Seigneur avec le sourire des délateurs. Il tente aussi d’introduire l’enseignement d’une création divine du Monde, parce qu’un jeune rebelle ne peut exister en tant que tel dans une petite ville vouée à la dégénérescence religieuse.
Car tout est faux dans ce lieu, à double tranchant : la tolérance, tout d’abord, qui laisse apparaître rapidement un cloisonnement intellectuel symbolisé par la maison familiale, quasiment toujours filmée de l’extérieur, comme une forteresse imprenable. En outre, le sourire des uns, le bonheur à partager, n’est que le masque du malheur des autres, notamment celui de Malerie, la petite sœur, seule à accepter et à aimer Elvis, et qui le paiera. Mais le film de James Marsh ne se contente pas de la peinture d’une microsociété médiocre et extrémiste. Il y intègre un élément perturbateur.
Celui-ci apparaît sous les traits candides et affables d’Elvis. Rejeté par un père effrayé, il ne se révolte pas, pour la bonne raison qu’Elvis ne vaut pas beaucoup mieux que ses nouveaux voisins en matière de réflexion. C’est un personnage transparent, sans émotion, une graine de monstre froid. Si l’on voit dans les premiers temps une quête d’identité en bonne et due forme, on s’aperçoit qu’Elvis n’a pas de désirs. Sans occupation au sortir de la Navy, il saute juste sur l’occasion pour partir au Texas. Au beau milieu de l’image lors du générique, puis approché de très près lors de gros plans d’une rare sensualité, il sort par la suite de plus en plus fréquemment du champ, comme un animal que l’on ne pourrait attraper, comme une lumière trop faible pour pouvoir la capturer. On ne voit plus vraiment Elvis, mais son reflet, fidèle ou non : dans un miroir, dans un rétroviseur, derrière une vitre. Puis il disparaît, s’absente, il n’existe plus. Moins qu’un héros très discret, Elvis est la forme humaine du vide.
Même sa vie sociale est un mensonge : il travaille mais on ne le voit presque jamais agir, il vit allongé semble-t-il, au ras des pâquerettes. Son aptitude à la parole s’amenuise en avançant : son mode de communication devient davantage mécanique, répétant quelques moues. De même, il poursuit une relation avec Malerie, mais confond amour et besoin d’affection familiale, sans conscience de la limite. Il se répare en détruisant. La « tabula rasa » est son credo. Enfin, l’acte sexuel, censé être créateur, est définitivement le lit de la violence intérieure d’Elvis, révélant la froide machine prête à exploser.
Si le scénario amplifie progressivement la tension dramatique, la caméra reste neutre face aux turpitudes de ses personnages : elle flotte au-dessus des hommes, fuit les mauvais, malmène son principal objet, Elvis, pour en montrer l’absence d’importance, mais se refuse à la moindre assertion morale ou au moindre jugement. Elle montre un monde, sans oublier d’en laisser apparaître une certaine beauté : si les scènes de promenade d’Elvis et de Malerie sont filmées avec une grande douceur, balayée par la douce lumière des fins de journée romantiques, elles apporte la fausse intimité d’une relation fondée sur un funeste mensonge et vouée à l’échec. Le scénario veille au grain et prend soin de mettre en parallèle les scènes de sexe et celles de violence dans une terre où tout est obscur. James Marsh a construit une tragédie moderne où les faits bruts, sans fioritures ni fantaisie, apportent un sens plus radical qu’une grande diatribe. Où est le droit chemin ? Ni du côté de la famille extrémiste, ni du côté d’un jeune homme dont l’innocence n’est que brutalité. Peut-être du côté féminin, seul à réagir dans la mesure du possible. Mais aucune réponse n’est nette.
Il n’y a ni vengeance ni révolte contre l’ordre établi dans les actes d’Elvis. Il y a le résultat de l’absence de réflexion, de l’inconscience désarmante des êtres sans émotion. Un tel vide, comme dans L’Appât de Bertrand Tavernier, se révèle, sous des dehors esthétiques soignés, d’une cruauté implacable : celle de la banalité du mal.