Duo de médecins entièrement investis par leur mission, Boris et Dimitri Pizarnik (Cédric Kahn et Laurent Stocker) entretiennent depuis toujours un fraternel train-train de vieux garçon. Mais un soir, sur la route de ces Dupondt dont les appartements se font vis-à-vis, fait soudainement irruption un oiseau de nuit, Judith (Louise Bourgoin), mère aimante élevant seule sa fille au dedans des murs bétonnés d’un HLM parisien. L’amour débarque, bouleversant l’harmonie sentimentale et professionnelle de ces deux frères.
Tirez la langue, Mademoiselle raconte cette histoire. Précisons : il la raconte « entre autres ». Car cette histoire, davantage qu’une colonne vertébrale, c’est pour le film un cœur chaud et lumineux, celui autour duquel viendront s’emmitoufler d’autres histoires (ceux de patients, de collègues de travail, d’amis, d’ex) – et sans que la moindre sonorité chorale ne vienne du reste siffler désagréablement aux oreilles. Il y a chez Ropert un élégant sens de l’approche, très littéraire, une manière de curiosité narrative qui interdit à son récit de reposer trop lourdement sur son centre de gravité. Comme si, face au diktat français du bien raconté qui gronde dès le générique, le film, d’une facture très classique, ne savait consentir qu’à une multiplicité de pas de côté. Très peu de chose aux premiers abords donc, sinon une petite insoumission souriante aux impératifs d’efficacité narrative. Mais à terme, de quoi transformer la pire promesse de bluette intello-chic de l’année en beau mélo somnambule : réservé, maternel, populaire.
Rares sont les films cherchant à ne jamais tromper. Et Tirez la langue étonne en premier lieu par sa façon de ne jamais piéger ses personnages, de mettre sur la touche toute tension dramatique ronflante pour épouser avec sincérité les nœuds de son scénario – un scénario installé, avenant, jamais autoritaire, et dont la délicatesse de ton est redoublée par une mise en scène conviviale, luminescente, une identité visuelle tout en néons rouges et petits matins bleus. Cette modeste liberté de conteur, elle se sent tout de suite dans cette espèce de mise en place un poil longuette, indécise, pas désagréable mais presque déroutante, et que d’aucuns qualifieront de laborieuse, mais qui révèle en réalité le profond souci du récit de n’anticiper sur aucun de ses enjeux, de chercher spontanément la chair plutôt que le ligament. Ainsi, pendant plusieurs minutes, Ropert s’en tient à présenter ses ingrédients sans jamais précipiter sa recette. Et le reste de l’entreprise, à l’avenant, saura fondre avec élégance rouages narratifs et phases de pure gratuité, ne semblant jamais plus à l’aise qu’à l’écart de sa trame – lorsqu’il s’agit, par exemple, de suivre ses personnages se promener dans la rue, sans que jamais ces promenades ne soient l’occasion d’affirmer quoi que ce soit. Judith et Boris se croisent sur une esplanade, il ne fait bientôt plus nuit. L’un invite l’autre à boire une soupe dans un restaurant chinois. C’est le début d’un dialogue engagé, c’est peut-être le début d’une histoire d’amour. C’est surtout, pour chacun, la fin d’une longue journée de travail. Serti dans un scénario très feuilleté, Tirez la langue sait s’arranger d’un hasard discrètement arbitraire, mais il a pour lui d’accompagner ce hasard plutôt que d’empiler les péripéties, préférant s’appuyer au maximum sur la trivialité de sa matière : un quartier, des hommes, des femmes, des enfants ; leur petite, leur raisonnable, leur immense difficulté d’être.
Rares sont les films qui savent s’émouvoir de leurs personnages sans verser dans le sentimentalisme. Tirez la langue s’intéresse à la profession de chacun, sans que jamais cela soit l’occasion d’étouffer l’individu sous un quelconque couvercle sociologique. Il s’intéresse aussi au devenir de tous : l’impayable ado perdu en cours de route est guéri ; la sympathique étudiante en médecine a passé sa première année. Ropert aime que les histoires finissent bien. Plutôt, elle ne voit pas pourquoi le cinéma, qui n’est pas la vie, serait soumis au fantasme du gros point final. Surtout, elle a la politesse de n’user d’aucun levier existentialiste bon marché. On ne compte plus, chaque année, le nombre de cinéastes capable de rendre le monde plus dégueulasse qu’il ne l’est juste pour la beauté de leur film. Armés de leur gros pompiérisme de terrain vague, ces prédicateurs de salle d’attente ont tellement tendance à confondre inclination à l’écœurement et appel à la révolte qu’ils admettent de faire du dégoût leur unique programme. Alors quand un récit s’avance avec des pantoufles, prend soin de baisser le volume de l’ironie et du pessimisme bon marché, quand ce récit semble en outre presque s’inquiéter de devoir ajouter du mal au monde, comme ses personnages souffrent en silence d’accabler leurs congénères, on ne peut s’empêcher de s’émouvoir. Il n’y a au fond qu’un mal-être dans le film, c’est celui de devoir conserver, toujours dignement, un amour condamné à être sans emploi (subtile et amer épilogue sur Dimitri, à qui l’amour avec Judith est refusé et qui, seul, blafard, coupé de Paris, enjoint cependant de toutes ses dernières forces son frère à être heureux).
Rares sont les films qui, gravitant au bord des pires escarpements – la solitude amoureuse, la maladie, l’alcoolisme –, n’en profitent pas pour menacer au moins un peu leurs spectateurs. Et pourtant, Tirez la langue n’est ni désabusé ni édifiant. Au contraire, il est moral, vaillant, positif : c’est un vrai western d’arrondissement parisien, où les médecins de quartier remplacent les shérifs, où la direction artistique, colorée et cotonneuse, s’en remet au charme un peu ingrat du XIIIème arrondissement de Paris, et où la maladie, l’addiction, le chagrin, ne sont jamais le prétexte à renfermer les personnages sur eux-mêmes, mais sont toujours l’occasion de communiquer un peu plus avec son prochain, de partager avec l’autre le poids de l’existence (et parce qu’elle ne répond à aucun autre appel, la séquence entre la petite fille et le petit chinois, drague incongrue autour d’un smoothie, est sublime). À rebours du cynisme spéculatif d’un Dr House, Tirez la langue aborde d’ailleurs une médecine conciliante et rationnelle, c’est-à-dire sociale. Avec la complicité de son camarade Bozon, Ropert se permet même de réussir une belle et rassurante scène d’hôpital, tête-à-tête amical bouleversant au diapason de l’apaisement dramaturgique de l’ensemble. Baigné dans une nuit lumineuse, emprunt de très discrètes touches de merveilleux, le film est plein de ces détails où, sous couvert de conseils médicaux, chacun enjoint l’autre à se remettre en selle, à prendre soin de soi.
Certes, on ne niera pas au fil de l’intrigue une science de la demi-teinte qui, à force de trop d’alchimie, accouche d’une substance parfois un peu fade, limitée, finalement résignée à quelques valeurs généralistes : solidarité, fraternité, amitié, amour, éloge du voisinage et des bons sentiments. Sauf qu’on sait pertinemment que ces valeurs n’ont jamais fait le confort de ce cinéma. Et le film surprend justement dans son aplomb à prendre en charge des enjeux dramatiques, une humeur, un bon sens humanitarisme, trop souvent délaissés aux grèves des chaînes publiques. Dans le meilleur des mondes, Tirez la langue serait un bon téléfilm, et c’est en vérité le plus juste compliment qu’on puisse lui faire. D’une irrésistible discrétion, le film ne craint ni d’être petit ni d’être honnête. Par dégoût du grotesque et de la grande névrose théâtrale, il est comme ses personnages incapable d’élever la voix. Dans un pays de cinéma coutumier des engueulades et des portes qui claquent, c’est peu dire que le ton feutré et poli de Ropert – qui, chose insensée ! fait l’économie de toute humiliation – apparaît comme une vraie délivrance. Que si mauvais quand il braille, il puisse être si beau quand il chuchote, c’est là l’éternelle bonne surprise du cinéma d’auteur français.