Avant de dévoiler le top 10 de la rédaction, petit rattrapage de trois films de 2022 non évoqués jusqu’ici dans nos colonnes.
La musique de Petite Solange
Compositeur hermannien chez Nicolas Pariser (Le Parfum vert), maître d’œuvre d’une comédie musicale pour Serge Bozon (Don Juan), Benjamin Esdraffo a également signé, avec la courte bande originale de Petite Solange d’Axelle Ropert (constituée de quatre titres seulement), quelques-uns des plus beaux thèmes musicaux de l’année 2022. Rien à voir, par exemple, au travail d’Alex Beaupain pour Christophe Honoré ; les morceaux d’Esdraffo ne se recoupent pas avec un imaginaire « Nouvelle vague » pourtant cultivé le film (entre Truffaut et même Demy, Solange se rendant au Passage Pommeraye). Le compositeur refoule toute influence jazz ou pop au profit d’un lyrisme hollywoodien en mode mineur, où la retenue des orchestrations rehausse la splendeur de cordes éparses. De petites nappes de vents (trompettes et flûtes) suffisent ainsi à dévoiler un abîme de tristesse répondant au désespoir de Solange, spectatrice solitaire du déchirement lointain de sa famille. Les notes ouatées du piano aux premières secondes de « L’Envol », le dernier titre de la bande originale (disponible sur les comptes Youtube et Soundcloud du compositeur), restituent la mise en sourdine progressive des émotions de l’héroïne, seule manière pour elle de supporter le divorce de ses parents. Dès le générique d’ouverture, des changements inattendus de tonalités, avec l’apparitionpresque inquiétante d’une flûte plaintive, annonçaient de leurs côtés l’irruption à venir d’une tragédie. Plongée dans la nuit à force de voir toutes les portes se fermer devant elle (celle de la chambre de son frère, de la boutique de son père, de sa propre maison), Solange est en quête éperdue d’un maigre réconfort à son isolement, à la manière du Kaspar Hauser de Verlaine, héros dérisoire d’une chanson qui porte l’enfant aux larmes. Frisant le morbide sans jamais y sombrer, grâce précisément à la délicatesse des compositions, Petite Solange doit aussi beaucoup à ses interprètes féminines, Léa Drucker en tête. Cette dernière parvient à insuffler une fragilité véritablement bouleversante à son personnage de mère absente et il est difficile de retenir ses larmes lors de la scène finale, lorsque, démunie devant la froideur de sa fille meurtrie par la solitude, elle tente désespérément d’insuffler un peu de joie dans une fête d’anniversaire sans éclat, avant que sa voix ne s’étrangle : « Mais quoi, j’ai quand même le droit de dire à ma fille de venir me voir… » Et le piano d’Esdraffo de revenir alors doucement, discret écrin aux sanglots d’une mère et d’une fille qui ne sont pas parvenues à se retrouver.
Thomas Grignon
Huit heures ne font pas un jour — Les Travaux et les Jours d’Anders Edström et C. W. Winter
Film aux dimensions immenses, Les Travaux et les Jours relève paradoxalement d’une forme de rétrécissement. À la manière des haïkus qui ouvrent chacun des cinq chapitres (tous tirés d’un recueil de poèmes composés par des poètes au bord de la mort), le geste du film consiste à dessiner un monde à partir d’une poignée d’éléments. Ce monde, c’est le quotidien de Tayoko Shiojiri, belle-mère d’Anders Edström, dont l’existence est partagée entre sa famille et son travail d’agricultrice dans un village du bassin de Shiotani, au Japon. Huit heures de film, soit une journée de cinéma (les cinéastes l’ont pensé ainsi, en continuité, bien que le film ait été distribué en trois parties), ce n’est pas de trop pour éprouver ces jours et ces nuits (noires comme de vraies nuits, et non des nuits de cinéma) qui défilent devant la caméra. Fiction minimaliste comme il existe de la musique minimaliste, Les Travaux et les Jours accompagne simplement le passage du temps auprès d’une famille, les Shiakata-Shiojori, au fil des saisons. Fictionnaliser consiste seulement ici à devancer les personnages dans leurs déplacements, ou à recréer (on le devine) certains micro-événements ou discussions déjà vécus. La caméra, d’une fixité à toute épreuve (à peine une poignée de panoramiques en huit heures) capture pêle-mêle scènes de la vie quotidienne, natures mortes, paysages, repas et courts voyages, en restant toujours à la même hauteur, celle d’un regard. L’impression produite est celle d’une caméra indétachable de son pied, plantée puis abandonnée en divers endroits comme une sorte d’épouvantail. Au travers de plans sublimes mais jamais virtuoses, cette présence intangible et solitaire invite, par la répétition et la dilatation du temps, à élargir le champ de sa perception. Davantage qu’une vision et qu’une écoute, le film requiert une cohabitation. Au spectateur d’accepter d’habiter avec lui, quitte à parfois fermer les yeux quelques minutes. Il sera encore là au réveil, dévoilant la cime d’une montagne ou le reflet d’une flaque.
Rarement faire un film n’a autant ressemblé à un labeur : tandis que Tayoko travaille la terre, les cinéastes paraissent défricher la matière de l’image et du son, comme pour toucher du doigt quelque chose de l’ordre d’une vérité ou d’un réel inaccessible. De façon obsessionnelle et hypnotique (on pense aux pages incroyables sur l’ivresse répétitive de la moisson dans Anna Karénine), les cinéastes tentent d’épuiser la matière d’un lieu où personne ne s’arrête, ce dont témoignent ici les voitures qui ne cessent de passer au milieu du village, sur une route dont on comprend qu’elle a été construite après que la famille se soit installée. Avec la rigueur de moines zen, Anders Edström et C. W. Winter accompagnent de la sorte Tayoko pendant plusieurs années, tandis qu’elle s’apprête à dire adieu à son mari malade. Junji meurt finalement à l’aube de la dernière heure du film. Quelques scènes plus tard, un voisin vient se recueillir chez Tayoko. « J’aurais aimé passer plus de temps avec lui », dit-il du bout des lèvres, sincère et impuissant. Les Travaux et les Jours, entre mille autres choses, aura permis de le faire un peu, rien qu’un peu.
Marin Gérard
La Chance sourit à Madame Nikuko d’Ayumu Watanabe
Les nombreuses scènes de cuisine qui jalonnent La Chance sourit à Madame Nikuko, sorti en catimini cet été sur les écrans français, synthétisent quelque part le projet du film : qu’il s’agisse du portrait pittoresque d’une petite communauté en bord de mer ou du plaisir suscité par la cuisson d’une pièce de viande de Kobe, c’est avant tout à un sentiment de réconfort qu’est dévolu le nouveau film de Ayumu Watanabe. Adoptant la forme déliée de la chronique au jour le jour, le récit cale son pas sur celui de Kikuko, adolescente mal dans sa peau, pour dresser le portrait kaléidoscopique d’une galerie de personnages hauts en couleur. Peinant à trouver sa place aux côtés de la pantagruélique Mme Nikuko, son envahissante mère adoptive, Kikuko passe son temps avec un garçon mutique, ses camarades de classe ou les clients du restaurant où elle se rend tous les soirs ; à chaque fois, le hasard des rencontres souligne son décalage par rapport aux autres, alors que sourdent les premiers émois de l’adolescence. Sa retenue excessive envers ses propres pulsions (matérialisée par sa hantise des règles et son rapport obsessionnel à la nourriture) la fait osciller entre l’indifférence et l’hostilité pour la folie douce de ses congénères. Découle de son humeur la structure du film, partagée entre moments d’accalmie silencieuse et délire graphique. Le récit dessine alors une ligne de partage un peu manichéenne opposant aux excès de Nikuko le caractère renfrogné de sa fille, que le réalisateur parvient toutefois à surmonter par l’attention qu’il porte à l’intégralité de ses protagonistes, animaux compris, d’une mouette bavarde à un pingouin psychopathe. Le cheminement de Kikuko atteint son acmé lors d’une scène où la jeune fille finit par entrer en communion avec son entourage, après plusieurs révélations sur son passé. Elle fait alors la découverte de la maquette fabriquée par son amoureux transi, lui aussi pris dans une dialectique entre rétention et excès (en témoignent ces TOCs grimaçants) : reproduisant le point de vue d’une cachette située en surplomb du village, à l’écart du reste de la communauté, le diorama dote le décor d’une unité que la construction parcellaire du scénario lui avait jusqu’alors refusée. Lors de ce bel instant privilégié, l’excentricité du couple en devenir devient ainsi la condition sine qua none pour accéder enfin à la beauté du monde.
T. G.