La famille : une matière ambitieuse pour qui veut la mettre en scène au-delà de la façade d’usage, en exploiter en son sein les rapports entre individus, leurs visions communes et confrontées, le tout complexifié par la superposition de l’intimité des liens du sang. Axelle Ropert a été critique de cinéma pour les Inrockuptibles, et a aussi cosigné les scénarios de Serge Bozon, lequel campe d’ailleurs un personnage non négligeable de ce premier long métrage. Pour celui-ci, elle a puisé son inspiration autant dans sa cinéphilie (ce qui semble le lot des critiques français passant derrière la caméra : Cédric Anger, Nicolas Saada…) que dans un réel désir d’évoquer, en se détachant de la sérieuse tradition nationale, le cercle familial dans la complexité de ses relations, de sa vision par chacun de ses membres.
Ropert ne s’en cache guère : sa toute première source d’inspiration n’est autre que l’évident La Famille Tenenbaum, cette comédie décalée de Wes Anderson à l’humour assez fin, touchant parfois juste dans l’émotion, mais à la singularité un peu surfaite. Le motif de la famille aux racines juives dominée et handicapée par la figure d’un père excentrique et pas tout à fait adapté socialement ne prétend donc pas vraiment à la nouveauté. Mais là où l’Américain distribuait un regard égal et omniscient sur chacun des membres de sa tribu de handicapés de la vie, la Française, sans pour autant négliger quiconque (même les enfants ont une vraie présence à l’écran, qualité plutôt rare dans le genre), insiste sur la position centrale, surexposée et fragile du père. La famille n’est abordée qu’au travers de la relation de ce personnage à ses proches.
Figures imposées
Campé par un très bon François Damiens, cet élu local tâche d’appliquer aux siens comme à sa ville un paternalisme constamment contrarié, mais troué d’incohérences et de zones d’ombres, lui-même n’assumant qu’avec peine son propre héritage (dont sa judéité). La mise en scène de ses rapports aux autres le montre constamment isolé, un peu en retrait du monde alors qu’il tente de s’y imposer, jusque dans l’exercice banal de lire ses laborieux discours de commémoration. Le personnage est une sorte de point névralgique : il porte de toute évidence des problèmes en lui, et il en pose à son entourage, sans qu’on sache trop s’il y a une relation entre ce qu’il endure et ce qu’il cause. La tension qui l’habite et l’entoure culmine autour de cette scène où, accompagné de son petit garçon dont il désire le soutien, il pénètre presque de force chez un de ses administrés, jaugeant avec un infect mépris le mode de vie de ce dernier alors que lui ne reste qu’un intrus.
Mais ce point culminant est aussi un point de basculement où le film vacille et se fragilise. À partir de cette scène, le film se décide à entrer dans le mélodrame, mais la cinéaste n’est alors plus aussi à l’aise avec son scénario qui use des ficelles familières du genre, avec tricheries conjugales, insoumission des enfants, approche de la mort, révélations et règlements de comptes. Sa mise en scène, d’une finesse certaine quand elle s’intéressait au non-dit et aux troubles secrets, apparaît assez laborieuse et au ton encombré d’effets lorsque son matériau devient explicite, émotionnel et déjà vu. Le film évite le pire des éclats obligés de la tendance naturaliste dominante dans le drame français, préférant jouer progressivement l’apaisement des tensions initiales, sans pourtant s’épargner des moments aussi patauds que la scène d’adieu finale, comme un sacrifice à une émotion obligée suscitée par le genre. Le premier long métrage de Ropert fait alors l’effet d’un exercice de style cherchant son ton sur des figures imposées, ce qui entre un peu en contradiction avec ce que sa première partie creusait pertinemment. On distingue les envies qui ont pu motiver la cinéaste, mais sans doute lui a‑t-il manqué, pour travailler sur elles, de faire certains choix propres à faire de son film un peu plus qu’un « premier long métrage ».