Alain Resnais continue de faire des siennes dans son dernier long métrage. Éternel joueur indifférent à toutes les modes ou les manières de faire, il réalise un film assez retors, mais aux ambitions simples : montrer, entre nostalgie et expérimentation, une vraie rencontre formelle entre des œuvres (ici, de théâtre et de cinéma), tout en restant fidèle aux acteurs.
Qu’on ait vu ou pas la bande annonce du film, son incipit ne semble que remettre en scène le mot d’ordre du titre, un « Vous n’avez encore rien vu !» aux accents de foire de pacotille. S’installe un climat d’attente alangui, plus trouble qu’excitant, où les acteurs, appelés un à un par leur vrai nom, sont montrés successivement, et de profil et en fondu, dans chaque côté de l’image. Image qui depuis Cœurs possède la même texture étrange, un peu floue et irisée, et qui retrouve, après la parenthèse flashy des Herbes folles, de vraies couleurs soap, douces et blanchâtres. Resnais tend à construire un univers visuel qui se rapproche de plus en plus, aussi surprenant que cela paraisse, de celui des derniers Fassbinder. Mais tandis que l’allemand raccordait au kitsch petit bourgeois en le minant de l’intérieur, pour le faire imploser et stupéfier (au propre comme au figuré) son spectateur, Resnais semble tenir à quelque chose de purement nostalgique, un certain type de lignes et de couleurs (qui viennent peut-être de l’ambiance des années quarante), et qui n’ont d’autre ambition que d’affirmer souverainement un pur jugement de goût, indépendamment de tout esprit contemporain.
La narration est relativement simple : treize acteurs d’un metteur en scène récemment décédé sont convoqués dans son château pour juger une mise en scène de sa pièce phare, dans laquelle chacun a précédemment joué. La pièce en question est l’Eurydice (1942) de Jean Anouilh, la mise en scène est celle d’une (fausse) jeune compagnie dont la captation est (réellement) réalisée par Bruno Podalydès. Devant cette dernière, chacun rejoue et redouble son rôle ancien, jusqu’au coup de théâtre final. Resnais inscrit donc dans sa fiction, quasi in extenso, trois créations extérieures (les deux pièces d’Anouilh et la captation de Podalydès), et l’enjeu du film ne semble répondre qu’à cette question : quel est le lieu des uns et des autres ?
Pour y répondre, Resnais semble transformer l’expression vague de « mise en scène » (c’est-à-dire le travail général des intervalles) en une plus performative « mise en abyme ». Ce qui prend tout son sel quand il est question d’Eurydice, où, comme chacun sait, toute l’intrigue se joue dans un entre-deux d’espaces (la terre et les enfers) a priori clos sur eux-mêmes. Et tout le film, dans la lignée très « petit chimiste » de Resnais, ne sera qu’une démonstration purement stylistique sur tous les écarts entre deux espaces séparés : entre le présent et le souvenir, la fiction et la (supposée) réalité, le contemporain (date de sortie du film) et l’ancien (la pièce d’Anouilh de la fin des années 1930). Combinatoire, disjonction et répétitions : Resnais inscrit le temps dans l’espace, faisant coexister ensemble, s’approcher, se frotter : des univers, des corps, des créations, des temporalités, dont les points de coexistences ne peuvent être capturés que dans cet espace global très étrange qu’est un film.
Des corps et des décors
L’incipit donne le ton, un maître mot du film sera « répétition ». Cette idée que plusieurs acteurs puissent avoir un même rôle (idée que Buñuel avait montrée le premier, avec la simplicité saisissante qui le caractérise, dans Cet obscur objet du désir), et qui narrativement, passe de manière tout à fait naturelle, est très puissante. Les moments les plus poignants sont sans doute ceux où une phrase entendue dans la captation est répétée une seconde voire une troisième fois, avec ces quelques demi-secondes d’écarts, par un acteur qui semble en récupérer et prolonger le souffle. Il y a comme un jeu de la main chaude, où chacun se passe un affect, et où à force de tant passer et repasser entre chaque corps, les phrases forment un ballet d’écho, avec prise, lancer, retour, et où les mises en abyme finissent bizarrement par communiquer. Les bouches dessinées en motif sur la robe rouge d’Anne Consigny (formidable) semblent répéter en fractale l’inscription de la voix. Et n’oublions pas la musique, qui arrive (encore une fois comme dans une sitcom) par touches appuyées, composant un rythme en regard de l’action. Travail remarquable sur le son.
Il faut saluer aussi l’incroyable utilisation technique des incrustations numériques, qui va plus loin que l’utilisation (il est vrai déjà ancienne) qu’en avait fait Rohmer dans L’Anglaise et le duc : une « inquiétante étrangeté » constante à la vision des scènes rejouées par les acteurs, dont les corps se détachent des murs, et où chaque mouvement de caméra rend subitement une perspective très légèrement faussée, des papiers peints mouvants, mal ajustés, où tout est faux en même temps que les décors « s’accordent à nos désirs ». Resnais nous a habitué depuis plus de vingt ans à ses décors merveilleux et factices, les utilisant pour créer ses jeux d’espace, en faire des prisons psychologiques (les pièces cloisonnées de Mélo, la maison à souvenirs de Providence, l’appartement et sa vue défigurée d’On connaît la chanson), des territoires à explorer (l’espace-temps labyrinthique du château de La vie est un roman), voire des parcs d’attractions (L’Angleterre miniature de Smoking/No Smoking). Ici, tout est faux, les fonds sont plats, et même les murs se dérobent. Mais la dimension expérimentale du travail sur le décor ne semble avoir pour sens que de faire se détacher les figures du fond : c’est-à-dire donner aux acteurs (et particulièrement à leurs visages) la plus grande dimension empathique possible. L’émotion se retrouve projetée au premier plan, et si Resnais assume toutes les bizarreries stylistiques, le seul élément naturaliste reste le jeu des acteurs (excepté dans la captation). Par ailleurs, chacun des acteurs vient sous son propre nom, est présenté dans l’incipit, à l’exception de Denis Podalydès et Andrzej Seweryn, sociétaires de la Comédie Française : comme si Resnais avait voulu avant tout célébrer les acteurs de cinéma.
On peut regretter (c’est mon cas) que cette virtuosité rendue si simplement s’applique à une pièce d’Anouilh vieillotte (ce style caractéristique, mélange irritant entre grandiloquence ampoulée et prosaïsme chic), mais il faut avouer que le « lieu » de Resnais est impressionnant de maîtrise et de légèreté. Et aussi d’une forme assez belle de générosité : car l’introduction d’autres œuvres dans son film tient de la modestie et de l’hommage (il ne les modifie quasiment pas), sans que l’on puisse parler aucunement d’influence. Car, et c’est peut-être le privilège de l’âge (même si cela devrait être le principe de tout cinéaste), on sent que Resnais n’a absolument aucune autre influence cinématographique que la sienne, qu’il ne se réclame de rien d’autre que de lui-même. Inutile de lorgner du côté des autres Eurydice. Mais il serait également erroné de considérer que Resnais nous prend « de haut » : son film n’a pour but que de nous faire partager l’émotion de cette pièce, d’offrir peut-être également un témoignage de l’ambiance d’époque dans laquelle il la vit autrefois, et surtout, de rendre un multi-hommage aux acteurs et au théâtre. Dans ces espaces de l’entre-deux, Resnais trouve ses lieux à lui, ceux des absolus petits mélos, des chausse-trapes narratifs, des acteurs « formidables » : éléments de plaisir.
On ne peut néanmoins conclure sans mentionner la dimension quelque peu funèbre (ou pré-posthume) de l’entreprise, même si tous les films de Resnais possèdent ce caractère « amusant-mais-sinistre », où les personnages s’ébattent joyeusement, cernés par la dépression. En est particulièrement témoin la fin du film, presque déplacée (à tous les sens du terme), qui le conclut à la fois tristement et de manière hautement fantasque. Ces scènes d’extérieur froides, traitées avec des effets surnaturels, ce redoublement de clôture où d’un coup tous les « abymes » se bouchent sans nous donner le dernier mot, sont relativement incompréhensibles après presque deux heures de pur jeu et d’émotion. Cette fin semble faire le deuil de quelque chose, et transforme un peu ce qui précède en danse funèbre ou chant du cygne. Manière de finir sans finir, peut-être, ou de dresser la contredanse des scènes précédentes en se retournant contre elles. Manière dernière, peut-être, de se (re)jouer une fois encore Orphée et Eurydice.