Depuis les rétrospectives que lui ont conjointement consacrées la Cinémathèque et le Centre Georges Pompidou, Frederick Wiseman, parisien d’adoption, a réalisé trois films. Deux d’entre eux n’ont pas encore rencontré nos écrans. Difficile de nier que l’engagement de capitaux français, allié à la représentation d’un « monument » de la culture nationale (le ballet de l’Opéra de Paris), ont lourdement pesé dans la sortie en salles de celui-ci. Espérons qu’il fasse date et entraîne les autres dans son sillon (on peut toujours rêver).
Wiseman tourne film sur film depuis quarante ans. Ils sont produits, pour la plupart, par la télévision publique américaine (PBS) en laquelle ils trouvent un espace de diffusion naturel, alors que leur durée achoppe sur la sortie en salles. Il n’est pas rare, en effet, qu’ils atteignent plusieurs heures. C’est que la méthode Wiseman consiste à s’installer dans un lieu circonscrit et à littéralement l’épuiser. Il lui faut en visiter tous les recoins avant de boucler son film, car boucler son film signifie : avoir fait le tour du propriétaire. Ses sujets, Wiseman les trouve dans ces carrefours officiels de la société, ces endroits où tout citoyen rencontre le premier visage de l’État, et que l’on a l’habitude de nommer « institutions ». Qu’un cinéaste se pique de filmer une institution, c’est une chose, mais qu’il l’épuise, c’en est une autre. Cela implique qu’il explore son fonctionnement complet, en ce qu’il a des limites, en tant que finitude. Et cela prend du temps. Que Wiseman, au cours de son œuvre, ait appliqué cette démarche à l’ensemble des carrefours de la société américaine (mais pas seulement), voilà ce qui fait certainement de lui le plus balzacien des cinéastes. Cette comparaison ne concerne pas seulement la petite « comédie humaine » qui se rejoue dans chacun de ses films, mais vise plus précisément cette volonté de faire rentrer l’ensemble de la société dans un seul et gigantesque tableau. Dans La Danse…, comme dans de nombreux films de Wiseman, l’institution tient en trois points :
Un bâtiment
C’est un véritable dédale schizoïde que l’Opéra de Paris, réparti en deux scènes – Garnier d’un côté et Bastille de l’autre, deux bâtiments distincts. Wiseman le filme à l’image d’un organisme vivant, d’un grand corps monstrueux mais hospitalier, accueillant dans un demi-sommeil toute une circulation de corps et de mouvements. La Danse… commence par quelques plans d’un Paris vu d’en haut, fait presque uniquement de toits et d’artères entre ces toits. Très vite, le bâtiment de l’Opéra Garnier et l’Avenue qui y mène se détachent des autres : ils occupent, en plein cœur de la ville, une place singulière. Puis apparaît la distinction, fondamentale dans le cinéma de Wiseman, entre l’intérieur et l’extérieur. L’institution se définit par un fonctionnement interne, toute une vie végétative faite d’attente, d’habitudes, de mécanismes, d’entretien. Elle ne tolère de rapport avec l’extérieur qu’au prix d’une intimité corporelle (corporatiste ?) et c’est celle-ci que privilégie le cinéaste. On entre dans le bâtiment par ses voies de communication : couloirs, escaliers, sous-sols, filmés vides comme une série d’intestins au repos, de boyaux en attente de nourriture. Enfin, on pénètre l’espace de travail, ces grandes salles de répétition aux murs couverts de hauts miroirs ; là, la machine est lancée. Elle digère le travail acharné des danseurs, de tous ces corps qui suent et s’usent entre ses murs. Les grincements de leurs pieds sur le parquet sont autant de manifestations de son bon fonctionnement, comme la plainte de ses pièces en action. Cet immense organisme producteur de spectacles se divise en plusieurs organes, entourant le labeur de la danse : les costumes, le maquillage, les cuisines, l’entretien, le nettoyage. La souffrance des danseurs, expirée au rythme du piano, est le suc à l’extraction duquel planche tout l’ensemble. Un seul grand corps immobile broyant une foule de petits corps tendus.
L’animalité de ce grand corps est soulignée par la présence, à ses deux extrémités symboliques, sur son toit et dans ses sous-sols, de deux espèces animales : des abeilles dont un cocasse apiculteur récolte le miel sous le ciel de Paris, et des poissons s’ébattant dans un bassin éclairé à la lampe électrique. Ils sont les bons génies qui veillent à la santé de l’organisme, l’entourant de leurs énergies respectives.
Une population
Chaque jour, des centaines de personnes investissent les bâtiments de l’Opéra de Paris, qu’ils viennent y travailler ou s’y divertir. Ces personnes circulent, se croisent, se confrontent parfois. C’est ainsi que les corps des danseurs se frottent aux indications des chorégraphes ou que les paroles des professeurs sculptent les mouvements des élèves. Chaque membre de sa population interne vient y déposer un effort, de la costumière teignant le tissu dans une grosse marmite, aux régisseurs réglant les éclairages, en passant par ces hommes de ménage qui nettoient encore les lieux quand tout le monde les a quittés. La Danse… se présente comme une juxtaposition des nombreux corps de métier qui contribuent à la vie de l’Opéra. Le film les organise en petites cellules indépendantes – taillant tout de même la part belle au travail des danseurs – très bavardes (la direction) ou, au contraire, silencieuses (les ouvriers). Pour Wiseman, l’institution est une ruche dont il ne s’agit d’oublier aucune alvéole. Le montage traduit quelque chose de cette grande cohabitation, de l’action simultanée de chacun sur la production et l’exécution des spectacles. Un personnage ne vaut ici que par le temps qu’il dépense à l’intérieur de l’Opéra, ce temps pendant lequel il se trouve relié, nolens volens, à toutes les couches d’une société (on pourrait aussi dire : d’une hiérarchie). C’est en partie sur cette dépense d’énergie, sur cette circulation des individus dans le réseau de ses artères, que tient une institution. Et c’est en cela qu’elle définit un espace public.
Un nom
Il n’existe pas d’institution sans la puissance symbolique d’une enseigne. Dans ce grand corps organique qu’est l’Opéra, elle joue le rôle d’instinct générateur, veillant à la conservation de l’espèce (la création de l’Académie Royale de Danse remonte à Louis XIV). Car l’espèce est ce qui perdure, par-delà la succession d’êtres temporaires. Un nom se transmet comme un patrimoine génétique et assure la pérennité d’une forme contre la brièveté des individus. La directrice des ballets de l’Opéra de Paris, Brigitte Lefèvre, assume cette tâche complexe d’organe reproducteur. Deux scènes extraordinaires en attestent. Dans la première, on voit un administrateur de l’Opéra communiquer aux danseurs des informations quant à l’inéluctable réforme des régimes spéciaux. Il leur annonce le résultat de ses négociations avec les autorités : la direction est parvenue à maintenir, pour les danseurs, l’ouverture des droits à la retraite à l’âge de quarante ans. Sur ce, la directrice prend la parole et stipule que cet avantage ne sera conservé qu’à condition que se maintienne également le prestige de la compagnie. En somme : il faut à tout prix conserver la valeur symbolique du nom « ballet de l’Opéra de Paris ». Un bel acte de fécondation, entièrement dirigé vers l’avenir de l’espèce, du nom. La seconde scène, hilarante, nous montre, dans le bureau de Brigitte Lefèvre, l’organisation d’une soirée de gala en faveur d’importants donateurs américains, source significative de revenus pour l’institution. Alors que les organisateurs – des « chargés d’évènementiels » — tentent d’obtenir un maximum d’attraction pour ceux qu’ils représentent, la directrice se charge de maintenir le cap : assurer la rentrée d’argent que cette venue représente tout en empêchant que le parti d’en face ne se serve des bâtiments comme d’un zoo pour riches donateurs. S’en suit une habile négociation qui n’a qu’un objet : maintenir à flot l’institution (par l’entrée de capitaux) sans en dévoyer le nom.
Ces trois termes (le bâtiment, la population, le nom) suffisent à clore physiquement et symboliquement un espace de circulation et d’attente, de paroles et de silence, de souffrance et de jouissance, où se croisent de nombreuses couches d’une société (chacune à leur place). Sur ce terreau d’échanges pousse une épiphanie esthétique : ce spectacle de ballet, classique ou moderne, que Wiseman observe longuement et avec émerveillement. Il pousse dans un interstice que le film ne peut jamais vraiment cerner. L’éclosion du spectacle se produit toujours dans notre dos, entre deux répétitions, entre deux prises. C’est ce qui constitue le mystère du film et suscite l’étonnement constant du cinéaste : comment la beauté émerge, encore timide, en salle de répétition et éclate pleinement, de toute sa force, sur scène. Quelle est cette distance insaisissable qui sépare les coulisses du plateau ? Le locus wisemanien, cette étrange boîte bourrée de pièces et d’entrées, réunit en lui les sens biologique et social du mot « culture ». Un cinéma sachant construire ce genre de rapport est, il va sans dire, digne d’admiration.