En France comme aux États-Unis, les comédies canines ont la dent dure (bien que peu incisive). Difficile d’en dire autant de ce Trésor qui trimballe, durant son heure vingt-cinq syndicale, une forme de mollesse incurable.
On peut résumer de deux façons la trame du Trésor entamé par Claude Berri et terminé par François Dupeyron. La première, littérale, reprend à peu de choses près les mots du dossier de presse. Jean-Pierre (Alain Chabat) et Nathalie (Mathilde Seigner) forment depuis quatre ans un couple sans histoire(s), s’aimant comme au premier jour. Pour fêter l’anniversaire de leur rencontre, Jean-Pierre offre un petit bulldog à Nathalie. Résultat : Nathalie se prend de folie pour le chien, ne vit plus que pour lui ; Jean-Pierre, lui, accepte difficilement la somme de nuisances sonores (pets et ronflements) et fécales que l’animal dépose entre lui et sa femme. Il cherche dans un premier temps à s’en débarrasser mais sent, à la moindre objection, poindre le chantage affectif de sa compagne amourachée : oppose-lui la moindre résistance et c’est toi que je punirai. Qui se transforme vite en un : si tu ne changes pas, je te quitte.
Voici maintenant la seconde façon, attachée à tout ce que le film refoule. Jean-Pierre et Nathalie gagnent de l’argent et vivent heureux. Ils vivent heureux parce qu’ils gagnent beaucoup d’argent. Du coup, sans se l’avouer, ils s’emmerdent. Ils n’ont plus grand-chose à consommer, considéré qu’ils possèdent déjà beaucoup : un appartement design, une superbe Audi, des tenues à le dernière mode pour Madame. Le jour où Jean-Pierre achète un chien à sa femme, il ne se doute pas à quel point il s’apprête à relancer l’économie de son couple, lui qui se contentait assez d’un confortable point mort. Dès qu’elle découvre la petite bête, sa femme sombre dans l’irrationalité la plus compulsive. Le toutou a tous les droits : entrecôtes au dîner, dodo dans le lit de maman, blouson en cuir fourré pour le protéger du froid, lunettes de soleil et psychanalyste canin (Fanny Ardant, au fond du trou) à 100 euros la séance. Si, au début, Jean-Pierre tique quelque peu sur le ridicule de la situation, il finira par comprendre qu’il vaut mieux continuer à consommer que s’en tenir à un mesquin équilibre économique. Qu’on n’existe pas quand on ne consomme pas. Qu’un couple est mort s’il ne renouvelle pas constamment l’objet de ses dépenses. Et un chien, en dernier recours, est une excellente façon de maintenir sa courbe d’achats. On peut tout lui coller sur le dos. Il est un gouffre d’autant plus pratique qu’il lui manque le plus important : la parole.
Ainsi, sous ses airs de comédie romantique pétillante, punchy et colorée, Trésor nous révèle assez vite son programme. Un programme de soutien du type de ceux qui, en temps de crise économique, font comme si la crise n’existait pas et dont le slogan serait : « consommez n’importe quoi, mais surtout, continuez à consommez. » Quelle autre raison aurait Jean-Pierre de chercher à sauver son couple si ce n’était pour entretenir un délire collectif (le concubinage « moderne ») se résolvant dans la surconsommation ? C’est bien simple : aucune. Entre lui et sa femme, aucune relation ne transite autrement que par le chien, objet de transfert et lieu de toutes les projections. Le chien sert à s’éviter, à éviter de saisir la triste réalité du couple : ses deux membres sont, à tout instant, absolument interchangeables. Rien de singulier ne les relie. Ils sont ensemble pour être ensemble, pour n’avoir aucun problème, pour vivre aisément. C’est-à-dire : avec du fric. La femme est la première victime de cette vision du couple. Elle ne se résume ici qu’à un gros sac de caprices. Sa personnalité se fonde sur un marécage irrationnel que le film nomme : instinct maternel, amour protecteur, affection naturelle pour ces toutous supposés sans défense. Bref, tout un ensemble de caractéristiques vides. Les coups de boutoir de la comédie française seraient-ils en passe de ruiner plus de cinquante ans d’émancipation féminine ? Oui.
Il existe une blague du comédien de stand-up Jerry Seinfeld qu’on pourrait citer ainsi (de mémoire) : si jamais des extraterrestres débarquaient sur Terre et nous voyaient ramasser les excréments de nos chiens, ils tenteraient directement de s’adresser à ces derniers, les prenant pour nos maîtres. Trésor pourrait n’être que l’illustration involontaire de cette blague, s’il prenait soin de s’inscrire plus vigoureusement contre ce dont il fait son – bien fade – miel comique : les ridicules de nos contemporains envers leurs compagnons domestiques. Il faut voir le programme de résistance quasi nul de Jean-Pierre, le mâle mou, face à l’invasion canine, avant tout excrémentielle. Il lui arrive de grogner un peu, voire de bouder, à la rigueur, mais il finit toujours par se plier au moindre caprice de sa compagne. Le chien a toujours gain de cause, il règne en maître absolu. Chabat réitère ici son rôle de bonne pâte, assez épaisse pour enrober la pilule (franchement amère). Du coup, tous les gags tombent à l’eau, puisque rien ne s’oppose (ou si peu) à la volonté canine. Pour fonctionner, le comique se nourrit de lutte, de combat. Il a besoin d’un minimum de résistance de la part de son environnement direct. Or, le mâle est ici un tel mollusque qu’il accuse – avec les auteurs du film, planqués derrière lui – un manque cruel d’inventivité. L’enchaînement des péripéties de Trésor est affligeant : l’enjeu de chaque scène frôle l’insignifiance. Exemple : pour lutter contre les ronflements de Trésor, qui troublent ses nuits, Jean-Pierre court en pharmacie lui acheter un produit en spray réservé aux seuls humains, dont il a vu l’efficacité vantée dans un spot publicitaire. Sa femme le surprend alors qu’il pulvérise le produit dans la gueule de l’animal. Il s’interrompt. Gag. Plouf. Prout.
Il suffit à Nathalie de prononcer le mot « autorité » pour gagner l’ascendant sur Jean-Pierre. Imbattable : le mot jette l’opprobre au visage de celui sur qui on le crache. Il est synonyme de contrainte, de gêne, d’embarras, termes insupportable aux classes aisées. Surtout, ne rien imposer de dur, de contondant à la personnalité du clébard ; ne pas la modeler, la laisser se développer librement. Ainsi, on voit que le travail de la femme, au sein du couple, consiste à sans cesse nier l’affirmation du phallus. Un phallus de toute façon bien mou, est-il besoin de le préciser (l’un des précédents films de Berri s’intitulait La Débandade) ? On n’assiste à rien moins qu’une castration permanente. Il est de plus réjouissants spectacles. À ce titre, le film est symptomatique d’une dégénérescence des luttes de libération héritées des années 1960-1970. Voilà comment ont pu finir, quarante ans plus tard, des concepts éducationnels épuisés, dévitalisés, coupés de leurs origines révolutionnaires : dans une génération de baby-boomers complètement déconnectés du monde et délirant leur propre situation. Ce n’est pas pour rien qu’on cite Françoise Dolto : c’est dans l’éducation que se niche le véritable sujet du film. Qu’on remplace, dans Trésor, aussi facilement un enfant par un chien en dit long sur son sous-texte misanthrope et sur une certaine volonté de ne surtout pas donner la parole à « ce » qu’on éduque. Or, ce chien « innocent » qu’on voudrait (malgré tout) dresser et qui, pourtant, n’a jamais droit à la parole, c’est toujours, en dernier lieu, le public. Malheureux spectateur, en t’accordant tous les droits, on fait de toi un monstre. Un monstre castré.
On a appris depuis longtemps à se méfier des comédies canines. Si le chien a mauvaise presse au cinéma, c’est qu’on détourne souvent son image à des fins conciliatrices, auxquelles il n’a pas grand-chose à voir. À travers lui, c’est toute la famille qui se rassemble. Le chien colmate les fractures sociales, il réunit, il fédère. Dans le domaine des grandes communions nationales, il reste une valeur sûre : « tous unis contre la crise autour du marché des animaux domestiques ». Exactement le genre de ciment qui donne envie de se désolidariser. En termes de cinématographie canine, nous prescririons plutôt la vision (en boucle) de L’Empire de Médor, le court-métrage de Luc Moullet. L’antithèse absolue de Trésor : court, drôle, virulent, combattif, documentaire…