Récemment, le choix inattendu de Clint Eastwood, dans Le 15h17 pour Paris, de faire jouer leurs propres rôles aux protagonistes d’un fait divers réel a fait beaucoup parler. Cependant, un autre réalisateur moins en vue, Samuel Collardey, a fait d’un tel choix sa méthode depuis maintenant quatre films. Dans le court-métrage Du soleil pour l’hiver (2005) puis les longs L’Apprenti (2008), Tempête (2015) et maintenant Une année polaire, il s’agit de reconstituer, via des moyens de fiction, d’authentiques histoires personnelles (pourvu que ces histoires soient compatibles avec certaines balises : récit d’apprentissage, lutte pour garder ses enfants et son métier…), tout en infusant ce dispositif de l’accent de vécu des lieux et surtout des acteurs des faits. L’idée est que l’effet de réel devrait sublimer les contours des schémas narratifs pour en mettre en évidence la sincérité. Si la méthode a plutôt bien fonctionné jusqu’ici, c’est en assumant ses propres ornières (présence des schémas bornant l’expression du réel, à l’inverse attachement au réel limitant le développement de la fiction). Or avec Une année polaire, celles-ci se font plus pesamment sentir qu’auparavant.
Rendez-vous en terre connue
Le dépaysement, la nécessité de diriger les acteurs dans une langue étrangère, y seraient-ils pour quelque chose ? C’est au Groenland que Collardey est allé chercher sa nouvelle histoire : celle d’Anders, jeune fils de fermiers danois parti enseigner sa langue aux enfants d’un village de 80 habitants du territoire autonome, et tombé progressivement sous le charme de la culture inuit. Un sentiment de déception nous saisit assez tôt : les enjeux semblent presque trop vite posés. La scène d’entretien d’embauche en ouverture expose le rapport conflictuel du peuple colonisateur à l’indigène, la rencontre effective avec celui-ci établit que le sentiment est réciproque. Sans surprise, chacun campe sur ses positions culturelles, la motivation éducatrice du nouveau professeur ne rencontrant que le mépris des anciens et l’insouciance des plus jeunes. Devant endurer à la fois son sentiment d’inutilité et un confort bien éloigné des standards qui l’ont modelé, c’est lui qui devra faire le premier pas vers la compréhension de l’autre, entraînant ainsi le spectateur à la découverte, comme lui, du mode de vie des Inuits. Si l’on a ainsi l’impression de connaître trop tôt le film et ses lieux communs, c’est parce que cette fois la méthode Collardey ne parvient que plus rarement – et plus tardivement – à dépasser ces grandes lignes, faute de mettre en valeur avec autant d’acuité qu’auparavant les aspérités du vécu. Dans L’Apprenti, les particularismes de la Franche-Comté, les existences et les personnalités en jeu permettaient au réalisateur de donner de l’épaisseur et du relief au récit d’apprentissage. L’endurance du protagoniste de Tempête dans sa lutte sociale et les confrontations nécessaires devenaient un enjeu de cinéma. Dans Une année polaire, si la mise en valeur de l’espace et la direction des interprètes de leurs propres rôles restent d’une maîtrise appréciable, elles peinent, pendant une bonne partie du film, à incarner autre chose que ce choc des cultures bien souligné, jusque dans le choix a priori louable de confronter les points de vue en s’attardant dans des scènes domestiques de familles inuit (on n’est quand même pas dans Rendez-vous en terre inconnue). Même le motif de l’exil volontaire du Danois dans un des villages les moins peuplés du Groenland (intention perceptible dès la scène d’ouverture, et dont la raison est révélée plus tard) ne sort pas vraiment le personnage de ses contours de blanc-bec expédié chez les sauvages et sommé de surmonter sa propre ignorance.
En attendant le dégel
Il faut attendre que soit épuisée cette question de conflit culturel – une dispute verbale sonnant de façon un peu artificielle, vers la moitié du film – pour que celui-ci semble décoller, et la matière documentaire travaillée par Collardey lui inspirer quelque chose de l’intuition dont il est capable. Le cinéaste procède alors par soustraction, une économie plus évidente que dans ses films précédents, en évitant de forcer l’évolution du protagoniste par un usage d’éléments déclencheurs. C’est une fois qu’il n’y a plus rien à ajouter sur la position intenable d’être civilisé en terrain à conquérir qu’Anders va tâcher de s’adapter à son nouveau milieu, un pas après l’autre, scène après scène, sans que rien ne se signale ostensiblement comme motif de rapprochement. Anders apprend une chose après l’autre, se mêle aux activités des villageois comme si (ou presque) les conflits antérieurs n’avaient pas eu lieu, se place à hauteur de leur point de vue pour exprimer le sien : on se sent alors assister moins au déroulement d’un scénario qu’à la chronique d’un processus vital, dont la longueur coïnciderait avec l’achèvement de l’hiver polaire et l’arrivée du dégel comme motif d’apaisement. Les schémas de fiction subsistent sans doute encore un peu : quand Anders finit par expliquer la raison de son exil, son interlocuteur inuit lui rétorque « vous êtes bien compliqués, vous les Danois ! », comme s’il était inconcevable pour un Inuit de vivre la même expérience personnelle. On restera néanmoins sur cette dernière sensation de cheminement vers une authentique chaleur, progression qui se fait naturellement l’essence d’Une année polaire, même au prix d’une préparation laborieuse.