L’un des éléments les plus fascinants de l’expérience festivalière tient à ce qu’elle constitue, pour les spectateurs, l’une des rares occasions de rencontrer les auteurs des films qui les touchent et les interrogent. À Venise, deux films en particulier nous ont transmis en sortant de la séance un désir d’en savoir davantage. Le premier est Tempête, grâce à l’honnêteté du regard de Collardey et la présence presque tangible à l’écran de son protagoniste, Dominique dit Dom’.
D’où cette interview au binôme acteur-réalisateur, pour découvrir un film qui a le grand mérite de nous confronter avec pudeur et justesse à des « têtes qu’on ne verrait pas ailleurs », des vies que le cinéma semble avoir délaissées au profit de la représentation télévisuelle.
À une table de la Terrazza biennale, l’entretien avec Samuel Collardey et Dominique débute. La mer si calme au Lido s’agite depuis quelques heures : nous y avons vu un bon présage.
Commençons par la genèse de votre projet. Après Comme un lion, film de fiction, vous êtes revenu à un cinéma où il s’agissait, comme dans l’Apprenti, de mettre en scène des personnes « rejouant » leur propre existence. On voulait savoir ce qui vous avait conduit de nouveau à ce cinéma, qui vous était peut-être plus familier ?
Samuel C. : L’Apprenti a été la continuité d’un travail que j’avais fait à la Fémis comme étudiant, l’aboutissement d’une recherche où l’on faisait du documentaire en utilisant en même temps une grammaire de fiction. Quand on avait tourné Comme un lion, cela s’est passé de la même façon : j’ai rencontré quelqu’un, un jeune Sénégalais, comme j’ai pu rencontrer Dom. Sauf que lui, le jeune Sénégalais, ne voulait pas être filmé.
On s’est longtemps posé la question de faire ce film-là ou pas, car on s’éloignait du dispositif habituel, il fallait passer par des acteurs. Même si Mytri (Mytri Attal) qui joue le personnage principal n’est pas acteur professionnel, ce n’est pas une histoire qui lui est arrivée personnellement. C’est un acteur non professionnel qui joue un rôle, contrairement à Matthieu dans L’Apprenti ou à Dom.
Du coup le résultat final a été un peu décevant pour moi : j’étais passé du côté d’un récit qui se rapproche du récit de fiction mais j’avais perdu la véracité d’interprétation d’un acteur non professionnel jouant son propre rôle.
On est donc revenus à Tempête. Quand j’avais fini L’Apprenti, qui est un documentaire pour moi, la chronique d’une année à la ferme : après L’Apprenti, je voulais avoir plus de scénario, plus de dramaturgie, tout en gardant cette patte documentaire. Avec Comme un lion j’étais allé un peu trop loin, et là je crois avoir trouvé un juste milieu entre le documentaire pur et la fiction, c’est un équilibre qui me plaît.
Vous évoquez l’importance de la rencontre : comment s’est passée la rencontre avec Dom, quel a été le facteur déclencheur ?
SC : C’est Catherine Paillé, qui est une amie et la scénariste avec qui je travaille depuis mon premier long métrage : on voulait faire un film qui se passait dans le milieu de la pêche, qui raconte comme toujours dans mes films des rapports de famille. Ça faisait longtemps qu’elle me parlait de Dom, et puis elle me l’a présenté. Au début il savait pas trop pourquoi un type venait chez lui : il savait juste que j’étais réalisateur.
Dominique L. : Pour moi c’était un ami d’ami.
SC : Après une fois, deux fois, trois fois, il s’est passé quelque chose… Au départ il pensait que je venais pour son fils : mes deux premiers films étaient sur des adolescents.
DL : Comme lui aussi voulait être marin pêcheur, je me suis dit bon…
SC : Et puis il a bien fallu se déclarer, j’ai déclaré ma flamme !
Dominique, quelle part vous avez joué dans l’écriture du scénario ?
DL : Moi, rien du tout. Avec Catherine ça faisait déjà longtemps qu’on se connaissait, et puis disons que je suis assez bavard. On parlait tous les deux souvent, elle savait quasiment tout de moi, je ne me cache de rien.
Donc il y a eu besoin de la médiation de Catherine ?
SC : Oui exactement : Catherine connaissait Dom au moment où cette histoire avec Maïlys s’est passée. Elle a assisté à tout ça en temps réel.
Justement, comment est-ce qu’on persuade des personnes de rejouer dans une fiction des épisodes parfois douloureux de leur existence ?
SC : C’est toujours un mystère.
Et vous, Dom, qu’est-ce qui vous a convaincu ?
DL : On a lié d’amitié et de confiance. Évidemment il y a eu des moments plus durs que d’autres, mais je me suis dit dans le fond pas de souci, même si c’est des émotions assez dures à ressortir, à retrouver. Cela dit, ces émotions-là, on ne les perd jamais, quand on y repense tout remonte…
SC : Comme il l’a dit lui-même, Dom c’est quelqu’un qui ne se cache de rien. Il assume complètement sa vie, ses choix. Un livre ouvert.
Est-ce que le passage par la fiction est une manière de revivre ces événements, avec plus de distance ?
DL : Il y a des choses qui n’ont pas vraiment été réglées dans cette histoire, et qui se sont plus ou moins réglées quand on a fait le film. Il a fallu retrouver les émotions, se dire des choses qui ne lui avaient pas plu et qu’elle ne m’avait jamais dites, et vice versa.
SC : J’avais déjà touché du doigt ça avec L’Apprenti, c’est presque une séance chez le psychologue : le réalisateur (mais pas que, il faut que l’objet caméra lui soit associé) devient la tierce personne qui fait que l’on convoque les deux autres, et cette convocation devant la caméra provoque un dialogue qui dans la vie réelle n’a pas eu lieu.
Il y a des choses qui se sont dites devant la caméra qui ne se seraient jamais dites si on n’avait pas demandé d’en parler. La vie influence le cinéma, mais le cinéma influence aussi la vie.
En dehors de Dominique et ses enfants, qui jouait son propre rôle dans le film ?
SC : Tout le monde, sauf la mère de Maïlys. Elle a accepté qu’on parle d’elle mais elle ne voulait pas jouer son rôle. Sinon il y a deux autres comédiens professionnels, le banquier et le patron du bateau, pour des raisons de casting : le patron était un type hyper gentil, avec une vraie bonhomie, personne n’aurait pu l’imaginer qu’il dise à Dom « t’as pas le choix soit tu débarques soit tu perds ton poste » [c’est Patrick D’Assumçao qui joue ce rôle, ndlr], et puis la banque parce que les banquiers n’ont jamais voulu être mis en scène.
Ah quand même…
SC : Cela dit, on ne tape pas sur la banque.
C’est vrai, mais on sent quand même qu’à partir de l’entretien avec le banquier, ça va être difficile…
Il y a certains passages dialogués où on a l’impression que vous vous racontez devant la caméra, comme si c’était un témoignage. La scène à l’école où vous expliquez votre métier, la scène devant l’assistante sociale : on a l’impression que dans ces moments, vous vous présentez, alors qu’au début du film on en sait très peu sur vous, au point qu’un collègue a cru initialement que vous étiez le frère de Matteo (au moment où celui-ci dit presque ironiquement « c’est un daron »). On est immergé dans l’histoire dès le début, mais ces moments-là nous permettent d’en sortir un peu pour comprendre la situation…
DL : Avec Matteo on est presque copains, et avec ma mère aussi je parle de tout. Il y a forcément des moments où c’est moi le « daron » et lui le fils, mais on se dit vraiment tout.
SC : Le début du film fait clairement le portrait d’un papa copain. On dirait deux adolescents.
D’ailleurs y a un dialogue qui sonne juste, où il dit « ici l’adulte c’est moi » (c’est lui qui le dit, sans qu’on l’ait écrit), et on le retrouve en train de ronquer sur le canapé avec Maïlys qui range les affaires. Donc la coupe est maligne : le spectateur se demande jusqu’à quel point c’est lui l’adulte.
On fait donc ce portrait d’un papa hyper aimant avec ses enfants mais qui a une relation incertaine, ça peut être du copinage, ça peut être le grand frère.
Quant aux autres scènes : on en avait besoin, comme dans un scénario de fiction, pour donner des informations au spectateur qui est un peu en retard.
L’assistante sociale sert à nous faire découvrir des choses sur Dom, mais elle met aussi en avant le dilemme auquel il est confronté.
Alors que Dom est souvent jugé, le spectateur n’a pas ce rapport : on a une distance par rapport à cette démarche qui nous met du côté de Dom.
SC : Oui tout à fait, c’est même le but du mécanisme.
On songe en voyant Tempête à un certain nombre de films, Ningen notamment au Japon où les réalisateurs ont rencontré le PDG et les employés d’une société et lui ont proposé d’écrire un scénario ensemble à partir de son existence. Des films, en somme, où on tourne avec des personnes en leur demandant de participer activement à l’ensemble. Est-ce qu’il vous semble qu’il y a des affinités entre votre projet et celui d’un certain cinéma, en France notamment, ou s’agit-il de votre démarche depuis le début ?
SC : Je pense faire partie d’une famille, mais je ne me suis pas situé consciemment. Tout est né au départ d’un exercice à la Fémis : je me cherchais, j’ai découvert en deuxième année le cinéma documentaire et ça m’a vraiment marqué. En même temps j’apprenais à devenir chef opérateur pour des films de fiction, et dès lors je me suis posé la question : pourquoi ne pas filmer le réel avec les outils de la fiction ? Ça sollicitait une certaine maîtrise, une certaine mise en scène. J’ai expérimenté : ce travail m’a mené à l’Apprenti.
Je repensais à Flaherty : c’est exactement le même dispositif, vieux comme le monde, comme le cinéma le fait de mettre en scène le réel, de s’appuyer sur le réel pour la mise en scène. C’est une vraie tradition. Dans le cinéma français, si on parle des grands, je pense aussi aux Kéchiche, aux Pialat. Et puis en revoyant le film hier, j’ai trouvé qu’il avait des airs de Dardenne : la caméra derrière le personnage, à l’épaule, des têtes qu’on ne verrait pas ailleurs.
C’est la fiction qui vous intéresse dans le réel, ou c’est plus compliqué ?
SC : C’est un aller-retour. Je suis chef opérateur, il m’arrive d’être sur des films de fiction avec un scénario, des acteurs, un accessoiriste, des équipes de trente, quarante personnes.
Je prends beaucoup de plaisir à faire la photographie de ces films, mais je me demande souvent si j’aimerais faire ça, et à chaque fois je me dis qu’il me manquerait quelque chose : le moment où ça dérape, le moment de grâce, je peux pas faire une croix dessus.
Il y a des choses non prévenues, non convoquées qui arrivent, et là on a l’impression de filmer un moment important. J’ai besoin que le réel amène quelque chose, et en même temps je n’ai pas envie de faire un documentaire avec la caméra qui suit et qui capte le réel sans intervenir.
Dom, c’était votre première expérience de tournage. Au niveau du jeu, vous avez eu l’impression qu’il fallait vous guider, ou est-ce que finalement c’était aussi votre responsabilité propre ?
DL : Un peu des deux : il y a eu des indications, mais beaucoup de fois aussi où Samuel m’a laissé libre, avec mon gars ou ma fille. Il m’a dit de rester comme je suis naturellement, « fais ton truc, on verra au fur et à mesure si ça marche ou pas ».
SC : C’est un mélange de scènes de fiction et de captation documentaire de situations imposées. Par exemple la fête d’adolescents : j’en ai vu quatre cinq, j’y ai participé et je savais très bien comment ça allait se passer, donc j’ai dit à Matteo et Dom « j’aimerais bien qu’on invite les amis de Matteo à la maison », et là je prends la caméra et je filme : c’est une captation documentaire de la situation.
Ensuite on a des scènes avec un dialogue, qui ont une marge de liberté mais ça reste organisé, et là on multiplie les prises : 12ème, 13ème, 28ème…
Donc la liberté du jeu d’acteur est compensée par le montage et la possibilité de couper dans un second temps ?
SC : Oui oui, tout à fait. La scène où Matteo dit qu’il veut arrêter l’école de pêche est une scène forte : eh bien on a galéré à la faire, des prises et des prises. Dans cette scène, l’interprétation correspondait à du jeu : une interprétation pure et dure. Avec des non professionnels ça n’est jamais simple, il faut s’y reprendre. J’ai tourné avec des professionnels et c’était le plus souvent bouclé dès la deuxième reprise, mais sans la même intensité.
Dans la scène où Maïlys se confie, on a tourné un seul plan-séquence pendant la journée. On est arrivés à 9h sur le plateau, et à 16h on a commencé à tourner. Ça ne fonctionnait pas, Maïlys résistait. Il a fallu passer des moments d’intensité hyper forte alors que la caméra était rangée, puis elle m’a dit de tourner, et on a fait un plan, qui a suffi.
Il n’y a pas eu de recettes : il a fallu à chaque fois trouver le bon dispositif pour ce qu’il se passe quelque chose devant la caméra.
Vous avez évoqué les moments de grâce : il y a eu un hier… (la fin de la projection publique a été marquée aussi bien par les applaudissements chaleureux du public, et les larmes de Dom)
DL : Jusqu’ici j’avais revu quelques bouts, mais pas le film en entier. Je ne m’attendais pas du tout à ça, et bien sûr pas à tout ce qu’il y a eu autour. Ça faisait un an qu’on avait fini de tourner, entre-temps j’avais repris mon petit quotidien. Je m’attendais pas non plus aux gens qui viennent te voir, te serrer la main, c’était un moment très fort.