En l’espace de moins de huit ans, Terrence Malick aura tourné, avec À la merveille, son troisième film. Il serait incongru de le souligner si seulement le cinéaste ne s’était pas fait si rare à une époque (vingt ans entre Les Moissons du ciel et La Ligne rouge). À venir, trois nouveaux projets dans son escarcelle, le rythme de tournage du Texan s’est donc bien fortement accéléré. Serait-ce la seule raison qui puisse expliquer la perplexité dans laquelle nous plonge son dernier long-métrage ? Bien évidemment, non. Mais force est de constater que si l’on a le sentiment que Malick reste ici « en surface de tout », la problématique de la gestation semble y être pour beaucoup.
Si The Tree of Life, par son travail de montage et de réunification du cosmique et de l’intime, pouvait être considéré comme le point d’orgue d’une démarche filmique entamée il y a quarante ans, on serait tenté de dire qu’À la merveille en constitue le pas de trop. Ce dernier dessine une sorte de saut dans l’abîme, celui d’une méthode fondée sur la recherche d’une épiphanie rendue palpable par les moyens du cinéma. Car si, de La Balade sauvage au Nouveau Monde, en passant par la pierre angulaire que constitue La Ligne rouge, la recherche d’une épiphanie constituait l’horizon de chaque récit, en un mouvement de retour vers un paradis perdu, The Tree of Life s’est vu investir d’une toute autre mission, comme un pas supplémentaire dans cette démarche d’absolu : réussir à incarner et à reconduire sans cesse, à chaque étape, à chaque moment de la diégèse, cette volonté de révéler au spectateur la pureté ainsi que la noirceur célestes des choses tapies au sein même de la réalité et de la conscience humaine.
The Tree of Life réussissait, malgré quelques dysfonctionnements (par exemple, son utilisation symbolique du réel contemporain), à ne pas se brûler les ailes au contact de cette ambition démesurée, par la construction d’un montage qui s’écoulait, telle cette image récurrente dans les films de Malick, comme une rivière, pulvérisant la notion même de séquence, réduite à sa plus simple expression : le plan. Le plan devenait le refuge de cette étincelle que tente constamment de faire surgir Malick, que ce soit dans la contemplation des premiers émois d’un enfant ou de la naissance de l’univers. The Tree of Life était beau parce qu’il constituait, malgré son inclinaison parfois épuisante à la grandiloquence, un recueil de premières fois, et permettait ainsi de reconduire une utopie, une épiphanie du montage qui transitait par un regard toujours neuf, celui de personnages qui, littéralement, semblaient découvrir le monde autour d’eux.
Le cinéma de Malick est ainsi une succession de découvertes de mondes nouveaux, qui tirent leur force du fait que le cinéaste semble les rendre à leur virginité ; aussi bien des territoires concrets (l’Amérique du Nouveau Monde, l’île de Guadalcanal, les champs des Moissons du ciel) qu’abstraits (le paradis mélanésien de La Ligne rouge, la violence contenue de Jack dans The Tree of Life) vus à travers le regard d’enfants ou de personnages juvéniles, caractérisés par une certaine forme d’idéalisme. À la merveille ne déroge pas à la règle et tisse, non sans détours, le récit d’une relation amoureuse entre une Ukrainienne divorcée et exilée à Paris (Olga Kurylenko), mère d’une fillette de 10 ans, et Neil (Ben Affleck), Américain vivant dans l’Oklahoma, chez qui elles vont venir s’installer.
À la merveille se présente donc sous les auspices classiques du récit malickien : un regard neuf (celui d’une femme et sa fille) sur un territoire inexploré, qui prend la forme concrète d’une petite communauté du fin fond de l’Amérique, en même temps qu’il est celui de cet amour naissant et encore indéterminé. À la merveille laisse même entendre, pendant son premier quart d’heure, qu’il va redoubler sa petite musique par celle d’un cinéaste qui cherche à entamer une mue, avec l’usage d’une caméra numérique. Le film se pare alors d’une sécheresse inattendue, appuyée par le côté brut de l’image numérique et la volonté d’une confrontation directe avec le contemporain, en filmant, par exemple, les couloirs du métro parisien, apparition fulgurante et excitante dans l’œuvre du Texan.
Cette piste restera malheureusement lettre morte puisque bien vite abandonnée, cédant ainsi sa place à un tumulte ronronnant : celui de l’amour en crise entre Neil et Marina, avec l’ajout d’un personnage sorti tout droit du stetson de Malick, le père Quintana (Javier Bardem), et sa foi vacillante en Dieu. Ce n’est pas tant l’argument pseudo-prosélyte qui dérange – et que l’on avait pu assez injustement lui opposer au moment de la sortie de son précédent film – que le systématisme fantomatique des images que le cinéaste en tire, et leur lisibilité au premier degré, sans possible recul. Les personnages ne se comprennent plus eux-mêmes, ni entre eux, et les acteurs sont donc condamnés à errer, le même visage concerné pour tous, plongés dans des pensées entendues en voix off et dans des langues différentes, élaborant par exemple une référence trop explicite au récit de la Tour de Babel, berceau de la confusion des hommes.
Ces quelques redites (les êtres humains ont perdu contact avec le divin, ils ne comprennent plus le monde autour d’eux) sont d’autant plus fâcheuses qu’elles sont appuyées par des parti pris naïfs (Malick filme des personnages en manque d’amour à hauteur de cœur), ou par le biais d’images déjà suffisamment rabâchées dans son œuvre, et qui virent ici à l’obsession stérile : des étreintes, des jeux (balançoire, cache-cache), le vent, l’eau, le ciel. Malick ne sait plus ici, par précipitation créatrice ou volonté impérieuse de toucher à l’essentiel, poser un regard neuf sur ce qu’il filme, et recycle ainsi ses propres images d’Épinal, devenant la caricature de lui-même, érigeant les murs de son propre académisme là où existait encore, il y a peu, une véritable recherche filmique. L’obsession du grand sujet (l’amour, la foi) donne naissance à un florilège de lieux communs qui viennent à peine effleurer la trajectoire des personnages, sans réussir à ébaucher, à travers ces questionnements épars lancés comme autant de bouteilles à la mer, les contours d’une complexité sur leur place au sein de ce rébarbatif échiquier.
Mais les grandes phrases, les interrogations mystiques adressées à une entité supérieure et abstraite ont toujours fait partie du cinéma de Malick – elles sont principalement responsables d’une bonne partie de ses détracteurs – mais participaient d’un flux d’ensemble caractérisé par un souffle ample et généreux dans l’alliage du montage et de la musique. Que ce soit le prélude de L’Or du Rhin de Wagner dans Le Nouveau Monde ou bien le dernier mouvement du Requiem de Gabriel Fauré dans La Ligne rouge, ces deux morceaux servaient à mettre en branle une symphonie d’images qui apportaient chacune une teinte différente à l’ensemble, sur un principe de graduation/modulation qui aboutissait à la naissance d’une pure émotion de cinéma, en prise à la fois avec le terrestre et le céleste, rejoignant ce désir d’absolu du cinéaste en un partage avec le spectateur. Dans À la merveille, le déficit en termes de charge des images, qui semblent vidées de toute substance, comme rebattues, fait s’effondrer ce précieux château de cartes qui constitue le fondement de la puissance malickienne. La succession des images s’apparente alors à un absurde zapping de paradigmes en tous genres, adossés à un usage standardisé du jump cut, pour un montage elliptique qui balaie tout sur son passage, chassant une séquence après l’autre dans les limbes de l’oubli. Ne reste plus alors que l’usage touchant du steadicam, courant après les personnages telle une présence inquiète et prévoyante, mais qui semble synthétiser tous les maux du film : figure prééminente du cinéma de Malick, mais qui se répète ici en un bégaiement improductif. Rien ne sert, pour autant, de crier au scandale ; espérons qu’À la merveille n’est qu’un accident de parcours, une épreuve de travail qui aurait dû rester dans les cartons, et non pas une impasse dans laquelle le cinéaste continuera à se fourvoyer. Verdict au prochain film.