Au début de l’année, un petit film de Terrence Malick a été dévoilé sans crier gare, que beaucoup ont vu sans le savoir : Mon Guerlain, une réclame pour parfum mettant en scène Angelina Jolie dans ce qui ressemble à un embarrassant précipité de la filmographie du cinéaste. Si ce court-métrage publicitaire est probablement ce que Malick a fait de pire, Mon Guerlain a toutefois le mérite de désamorcer le reproche en « publicité » qui colle à la peau du Texan depuis le virage esthétique opéré par À la merveille. Il faut voir Mon Guerlain pour mesurer ce qui sépare une image malickienne de cinéma d’une imagerie publicitaire, ce qui distingue la promesse d’une félicité (le lyrisme de la réclame) du projet formel qui anime encore le cinéaste, en dépit d’une vigueur que l’on peut questionner. Depuis désormais quatre films (À la merveille, Knight of Cups, Voyage of Time : au fil de la vie et maintenant Song to Song), il est devenu difficile d’aborder avec nuance le cas Malick : une partie de ses admirateurs lui ont tourné le dos, jugeant que l’accélération soudaine du cinéaste se liait à un déclin artistique, tandis que ceux qui l’aiment toujours autant louent avec enthousiasme une radicalité nouvelle qui viserait ni plus à moins qu’à l’émergence d’une pure poésie visuelle. Il est pourtant doublement paresseux de faire du « nouveau » Malick un poète : d’une part, parce que les films de Malick continuent de raconter quelque chose, et que ce quelque chose varie de film en film, et de l’autre parce qu’énoncer un tel constat ne suffit pas à définir ce que caractérise aujourd’hui l’écriture du metteur en scène, ni même à juger de sa valeur. Si Malick était un poète, alors sa poésie serait une poésie de lambeaux, de bouts de plans raccordés les uns aux autres dans un magma d’images qui, et c’est la grande nouveauté depuis The Tree of Life, ne vise plus à trouer un récit de béances ou à entrelacer des échelles distinctes, mais à retranscrire plus immédiatement une sensation, des affects, en tournoyant, de façon plus ou moins fructueuse, autour d’un point unique.
L’impossible félicité
Ce point, quel est-il dans Song to Song ? La félicité et l’incapacité à l’embrasser durablement : le bonheur chez Malick est un état teinté d’une mélancolie profonde, précisément parce que l’expérience de la félicité est simultanée avec la prise de conscience qu’elle est nécessairement provisoire et friable. Exemple parfait d’une scène malickienne depuis À la merveille : un homme et une femme se touchent, ils s’enlacent, ils marchent, ils s’enroulent dans les rideaux d’une chambre, ils sont au monde comme des enfants qui (re)font l’expérience de ressentir ce qui est autour d’eux, ils traînent par terre, ils font des galipettes, ils s’abandonnent tout entiers à leurs sensations. Pourtant, la voix-off, elle, pointe exactement l’inverse : un regard adulte, qui recontextualise l’expérience au sein d’un vécu et dès lors relativise son impact. L’esthétique malickienne s’est bel et bien radicalisée, mais pas seulement : elle s’est aussi systématisée. Car si deux tonalités peuvent cohabiter de la sorte dans un même plan (mais peut-on encore toujours parler de plan chez Malick ? Il s’agit de plus en plus de fragments) ou une même séquence, le montage, la grande affaire du cinéaste, varie pourtant assez peu les vitesses. Même un documentaire comme Voyage of Time, qui cherche pourtant à remonter à la création de la vie et à approcher le mystère de l’existence, voit la forme du montage se cimenter au bout d’un petit quart d’heure. Le montage frénétique de Malick ne suit plus l’évolution d’une dynamique ou le fil d’une pensée, il tourne en rond, ressasse de manière parfois harassante une recherche qui piétine, bute sur les mêmes étapes (les mêmes impasses de montage, aussi, en témoigne la multiplication des fondus en noir dans Voyage of Time et Song to Song), et pourtant parvient à se relancer, à l’image des protagonistes qui vont « d’une chanson à l’autre », d’un bout de félicité à l’autre, d’un amant à l’autre, pour trouver des réponses.
En ce sens, Song to Song a, outre ses bégaiements, le défaut de passer après Knight of Cups, le plus convaincant des Malick post-The Tree of Life, qui embrassait pleinement l’horizon de la quête et de l’errance pour trouver une forme de quiétude au cœur du tumulte chaotique dans lequel dérivait avec une certaine placidité le personnage joué par Christian Bale. Si le surplace est devenu le leitmotiv de l’écriture malickienne (séduisant paradoxe pour des films qui ne cessent pourtant de s’engouffrer dans des flux) mais aussi sa principale limite, il n’en demeure pas moins que le cas Malick ne doit pas être trop vite soldé : l’alléchant Radegund, qui augure une sortie du « nouveau système » déjà en circuit fermé du cinéaste, pourrait bien remettre la question de son esthétique sur le métier.