Versailles : son château, son passé historique riche et tourmenté, ses touristes, ses belles et grandes demeures… Non sans ironie – mais jamais appuyée ni bêtement arrogante – Pierre Schoeller choisit ce décor quelque peu figé pour y situer l’action de son premier long métrage. Ce qui l’intéresse, résolument, est l’envers du décor : c’est d’ailleurs non loin des jardins du château que se niche la communauté de SDF qui est au centre du film. Pourtant, le choix de Versailles n’est pas politique, en tout cas pas seulement : au-delà de ce qui semble a priori une tentative un peu maladroite de souligner les contrastes de notre société (les riches et les pauvres se côtoient sans que les premiers ne voient – ou n’aient envie de voir – les seconds), il s’agit surtout pour le cinéaste de justifier pleinement ses choix de mise en scène. Car Versailles est un conte, une sorte d’adaptation contemporaine de Blanche-Neige ou Boucle d’Or et les trois ours, en équilibre entre la frontalité du cinéma réaliste et l’optimisme de la fable. Une belle histoire pour adultes qui n’élude pas l’horreur, avec en son centre un duo enchanteur dont on pourrait pourtant redouter le pire : un adulte et un enfant.
Versailles commence au croisement de Rosetta et de Sans toit ni loi, au carrefour d’un cinéma dont on a fait plusieurs fois le tour jusqu’à l’écœurement. Le sujet est noble et mérite d’être traité encore et encore, mais le style Dardenne, devenu le mètre-étalon pour tout film à forte consonance sociale, semble avoir vampirisé la plupart des réalisateurs qui se frottent à de tels thèmes. D’ailleurs, dans les premières minutes de Versailles, Pierre Schoeller ne cherche pas à éviter les images tremblées, cette prise directe avec le réel qui permet au spectateur de plonger dans le vif du sujet. Lequel émeut d’emblée, sans que le réalisateur n’ait à forcer le trait. Difficile de rester insensible au parcours du combattant de cette jeune femme et de son petit garçon (Judith Chemla et Max Baissette de Malglaive) errant dans les rues de Paris, en plein hiver, à la recherche d’un coin pour dormir. Recueillis par le Samu social, Nina et Enzo sont emmenés dans un centre d’accueil de Versailles pour y passer la nuit. Mais que faire le lendemain ? Errant dans les bois qui jouxtent les jardins du château, la mère et son fils tombent sur le campement d’un type mystérieux et solitaire, Damien (Guillaume Depardieu) qui accepte de les héberger provisoirement. Mais très vite, Nina disparaît. Contre mauvaise fortune bon cœur, Damien va apprendre à s’occuper d’Enzo. Et, peut-être, envisager de quitter la cabane au fond des bois…
La forêt, élément récurrent des contes de fées, fait basculer Versailles dans un autre univers. La chronique sociale glisse progressivement vers le récit allégorique, sans pour autant se départir du réalisme indispensable à la crédibilité de l’histoire. Le choix du lieu se justifie alors pleinement : le château de Versailles est un point d’entrée dans un monde à la fois cruel et magique, où l’enfant trouvera matière à ses rêves et ses jeux, dans une cabane de fortune qui à travers ses yeux devient un immense terrain de découverte, auprès d’un mentor sorti tout droit des fables, mi-bûcheron mi-capitaine. La communauté qui l’entoure, marginaux et clochards étranges et attachants, pirates de fortune qui évoquent les Enfants perdus de Peter Pan – interprétés pour la majeure partie par des amateurs – entraîne l’enfant dans un monde où l’on chante, où l’on fait des farces, où l’on refait le monde, où l’entraide est le dénominateur commun.
Pierre Schoeller évite heureusement tout idéalisme idiot qui consisterait à embellir la liberté de la communauté pour en faire un espace d’utopie propice au bonheur. Le réel n’est jamais loin : le décès brutal d’un de ses membres rappelle à l’enfant – et au spectateur – que cette vie-là n’est pas facile. Et lorsque Damien tombe malade, Enzo doit sortir des bois pour trouver de l’aide, lors d’un épisode où le suspense et le tragique côtoient le drôle et le merveilleux, la scène se concluant sur un pied de nez qui nous rappelle que pour le petit garçon, cet univers est bien celui d’un conte à échelle humaine, où ceux qui peuvent nous prêter main forte sont ceux qui semblent sortir d’un livre, où réel et imaginaire se confondent pour ne plus faire qu’un.
Si Schoeller tombe parfois, à travers certains dialogues, dans un symbolisme superflu et pesant, il parvient cependant à rester fidèle à sa ligne de conduite, porté par un Guillaume Depardieu réellement extraordinaire (peut-être son meilleur rôle ?) et le jeune Max Baissette de Malglaive, la plus belle représentation de l’enfance au cinéma depuis la petite Victoire Thivisol dans Ponette de Doillon. La troisième partie du film, plus convenue, un peu trop naïve aussi, quitte le territoire de la forêt pour renouer avec la chronique sociale. Elle offre quelques belles scènes où Damien tente de retrouver une vie normale, pour assurer à Enzo un avenir ou tout au moins, la possibilité d’un choix : Damien face à l’administration, Damien face à sa famille… L’ensemble, plutôt réussi, peine toutefois à égaler l’inventivité et la poésie du reste du film et le final, un peu trop attendu, tombe dans un sentimentalisme dont on se serait bien passé. Mais peu importe, finalement : comme le jeune Enzo devenu adolescent, on garde en mémoire la magie de la forêt, espace magnifique et cruel où tout est possible, le pire comme le meilleur. Et on meurt d’envie d’y retourner.