« Un film n’est pas un test de vérité. Le véridique peut suffire, le sensible est plus valable. »
Agnès Varda in « Varda par Agnès »
La ressortie de Sans toit ni loi en version restaurée est l’occasion de constater que, depuis 1985, le film n’a rien perdu de sa jeunesse et apparaît même comme plein de verdeur au milieu d’un cinéma français depuis longtemps asséché. Il faut cependant ajouter que la position d’Agnès Varda au sein du cinéma français a toujours été une position très particulière, qu’elle voulut radicale, et s’est ainsi maintenue en marge du cinéma dominant, ce qui l’a sans doute empêchée de tomber dans les pièges du cinéma d’Auteur (avec une majuscule), dans sa grande torpeur. On sent au contraire, dans tous les films de la cinéaste (ses meilleurs comme ses moins bons) et de façon très vivace, un vrai désir de cinéma qui est le désir très simple d’aller vers les autres, de se tourner vers le monde en faisant tourner sa caméra et de ne pas s’enfermer dans la tour d’ivoire d’un cinéma-comme-art-qui-n’a-de-comptes-à-rendre-à-personne.
C’est ce désir de cinéaste qui empêche Sans toit ni loi de sombrer dans la désuétude, qui fait qu’il n’est pas le simple produit de son époque (sujet et esthétique) et n’est pas un film social de plus ne faisant que dérouler méticuleusement son programme (comme le récent Deux jours, une nuit des Dardenne). La programmation est justement ce dont le film est exempt, Varda ayant commencé le tournage avec à peine deux pages de scénario, mais après de longs repérages, après être allée à la rencontre des « marginaux » qui peuplent son film sans toutefois chercher à les « comprendre » (cette volonté de comprendre, avec pitié et compassion, est ce qui mine le cinéma social) mais simplement à les fréquenter, rester pour un temps à leurs côtés et partager un plan, une histoire ou un film.
Ce qui ne manque pas par contre, c’est le désir, désir par exemple de faire un bout de route avec Mona (la toute jeune Sandrine Bonnaire), une vagabonde sans toit ni loi, qui parcourt le sud de la France en hiver et qui meurt de froid dans un fossé. Désir d’en savoir un peu plus (que ce qu’on en dit dans les faits divers des journaux) mais sans jamais forcer la fiction (d’en faire une « bonne » histoire), sans jamais imposer un implacable scénario aux différents personnages qui l’habitent mais en cherchant à capter la petite musique personnelle de chacun, même si elles ne s’accordent pas entre elles ou qu’elles ne participent pas à la grande symphonie à laquelle aspire l’Auteur. Le cinéma d’Agnès Varda ressemble plutôt à une cacophonie où chacun est libre (comme Mona) d’entrer ou non dans la fiction, d’avoir ses petites histoires et de s’en inventer une si ça lui chante (ou pas), faisant du film une réalité riche de fictions (toujours au pluriel) tandis que le film social n’est trop souvent qu’une grande Fiction (unique et totalitaire) qui avorte d’une pauvre réalité qu’aucun désir n’innerve.
Dans Sans toit ni loi, on voit bien que la place du cinéaste ne confère aucun privilège particulier et certainement pas celui d’en savoir plus sur les personnages qu’eux-mêmes (la cinéaste ne prend que ce qu’on veut bien lui donner, c’est une glaneuse). C’est donc assez logiquement que le film se construit comme un puzzle, et c’est à partir des témoignages fictifs des personnes qui ont croisé Mona dans ses derniers moments, plus ou moins longuement, que Varda reconstitue le parcours de la jeune fille, de façon morcelée, sans colmater les manques, sans conclure à tout prix sur l’ultime vérité de Mona dont le mystère subsiste. En quelque sorte, c’est comme si Varda filmait la préparation de son propre film, en conservant la partie de recherche documentaire qui est trop souvent oblitérée (la fiction veut souvent être plus réelle que la réalité) : chacun parle de Mona en son nom propre, raconte sa vérité dans son histoire, y projette sans doute aussi ses désirs, ses rêves et ses peurs. Chacun s’affirme ainsi de façon singulière, sans ânonner son rôle de représentant d’une classe sociale et ne parle pour personne d’autre que pour lui-même, il peut alors échapper à sa condition (sa condition sociale mais aussi à sa condition de personnage) et exister en dehors de toute lecture sociologique.
Le mode des certitudes risquées
À chaque rencontre, Mona embringue les autres personnages dans sa fiction mais est en même temps prise dans la leur (le cinéma de Varda n’est jamais à sens unique), fiction qu’elle rejette parfois violemment (« Y’a pas que ta façon d’être marginal » dit-elle au berger dépité), dont elle peut être chassée (les camarades d’Assoun ne veulent pas d’elle) ou à laquelle elle assiste sans s’y engager (la lutte pour sauver les platanes de Mme Landier). La liberté qu’exerce Mona est celle de ne pas croire aux idéaux des autres, quitte à ne pas à en avoir du tout (elle ne revendique rien), et refuse toute valeur qui lui serait imposée de l’extérieur, qui ne lui serait pas propre. C’est en cela que Varda ressemble à Mona, car son cinéma est sans toit ni loi, c’est-à-dire qu’il n’est pas fondé sur des valeurs (des lois) qui lui préexistent mais sur des individus avec lesquels il co-existe : ces individus peuvent avoir des valeurs, mais leur existence morale ne dépend pas de celles déterminées par l’auteur et n’ont pas à se justifier de leurs actes devant un auteur-arbitre qui compterait inlassablement les points.
Rien de plus éloigné du cinéma de Varda que le cinéma-policier (comme on dit chien-policier) : elle n’interroge pas, à la limite n’est même pas là pour « nouer le dialogue » (en médiatrice), mais fait simplement un brin de causette, en bonne voisine, avec ceux qui ont envie de parler. Et la force du film, sa grande dignité est de ne jamais forcer Mona à se raconter (le rapt de la fiction), de la laisser libre de n’aimer personne (même pas elle, son créateur) mais aussi de laisser libre les autres personnages ainsi que le spectateur d’aimer ou de ne pas aimer Mona en retour sans qu’un carton rouge ne vienne aussitôt les condamner sur la place publique (pas de chantage moral). Et Agnès Varda, en refusant la position tutélaire de l’auteur, prend également le risque habituellement dévolu aux personnages, celui de voir sa demande (d’amour) rejetée et c’est toujours avec humour – « le mode des certitudes risquées » selon le mot d’Einstein – qu’elle préserve le film de tomber irréversiblement dans le drame attendu (rien de plus dramatique qu’un refus d’amour). Le risque pris par Varda est d’autant plus grand qu’elle intervient dans la fiction de façon très concrète en ne masquant jamais les signes de l’énonciation où se lit l’aveu de son désir, comme au début du film qui s’ouvre sur un plan d’ensemble, un froid paysage, dans lequel vient zoomer la caméra pour venir s’intéresser à l’histoire de Mona. Le film renonce à donner une totalité (celle du plan d’ensemble) pour livrer un fragment de la réalité, en s’intéressant à la petite histoire dans la grande (celle qui ne laisse pas de traces et qu’on ne trouve pas dans les manuels d’histoire) mais c’est lorsque le film bute sur Mona, que le personnage lui échappe et renvoie l’auteur à sa curiosité inassouvie qu’une autre grandeur lui est rendue. Il y a du sublime dans Sans toit ni loi comme dans le visage énigmatique de Bonnaire : le mystère de Mona reste entier nous faisant entrevoir que dans chaque individu quelque chose nous résiste et nous dépasse sans que l’on sache exactement quoi. En cela réside sans doute le secret du monde, son inaltérable beauté.