Avec Fast Food Nation, Richard Linklater (à qui l’on doit le récent et excellent A Scanner Darkly) réalise sur le hamburger ce que Steven Soderbergh avait réussi sur la drogue dans Traffic : un film réseau. Traffic épousait de fait son sujet, le circuit de la drogue, dans sa forme, réticulaire. Du consommateur au caïd en passant par le trafiquant, les flics ou le juge antidrogue nommé par le président des États-Unis, tous étaient là, se croisaient, chacun apportait sa vie et son histoire. Il en va de même ici puisque tout s’organise autour de cette confidence lâchée par le boss de Mickey’s (une chaîne simili-MacDo) à son salarié, directeur du marketing : « I’m saying there is shit in the meat. » Il y a de la merde dans la viande, et Don Henderson va devoir y plonger les mains, avant l’intervention des autorités sanitaires, le scandale. Tous les chemins mènent donc à l’usine UMP (pas celle de Sarko, celle de Cody) – trou perdu du Colorado où se côtoient la serveuse du Mickey’s local, les immigrés mexicains venus se frotter à l’eldorado américain – histoire de perdre une jambe à l’usine –, les activistes écolos, etc. Comme dans un puzzle, les strates s’empilent jusqu’à former système. Et justement le système, c’est celui du bon vieil oncle Sam, citoyen de cette nouvelle fast food nation.
Certes, « L’escalope viennoise » tient toujours. Mais à Cody, depuis maintenant plus de vingt ans, les chaînes de toutes sortes et en particulier les fast-foods, ont envahi tout ce qui se fait en matière de pignon sur rue. Et on a beau dire, la vision enchantée de la famille qui se retrouve tout sourire au MacDo dans une lumière zénithale (c’est le plan inaugural de Fast Food Nation, en subjectif depuis un plateau repas), la réalité est moins lénifiante. C’est la standardisation à outrance, et pas seulement à l’usine : distributrices des jobs, les chaînes « uniformisent » (au sens propre) leurs employés, mécanisent leurs discours (il y a des bonnes et des mauvaises réponses à faire au client), contrôlent leurs gestes (la caisse enregistre la moindre opération). Du côté du marketing, tout est verrouillé, par études, sondages, contrôles du client (l’âge et l’ethnie sont systématiquement enregistrés). La moindre saveur est visée, révisée. Et plus il y a du contrôle, moins il y a d’éthique – la dignité de l’humain, le respect de la vie s’effacent devant la cadence et le profit. Oui, on l’aura compris, Fast Food Nation donne corps, mais sans jamais déraper dans la leçon ou le message, à un argumentaire antilibéral.
La mise en scène oscille entre la « formule zéro » de réalisation [gros plans en champ/contrechamp + plan d’ensemble] – propre entre autres à la série américaine – et le morceau de bravoure. Retenons en trois : 1) Le survol en hélicoptère du cheptel paissant – le plan-séquence, extrêmement long, fait défiler de la vache à perte de vue. Dans le même ordre d’idée, lorsque Don Henderson rend visite aux vaches, la confrontation gros plan de l’homme / gros plan de la vache laisse place immédiatement à une confrontation gros plan de l’homme / plan large des vaches, traitées comme une masse implosant dans le cadre. Bref, la vache, c’est le nombre, le surnombre. 2) Don Henderson visite l’usine modèle qui concentre l’ensemble de la production de steaks pour tout le pays. En musique, et en montage rapide, on assiste à une présentation high-tech, aseptisée, monstrueuse de la création des palets de viande hachée. Cela rappelle le générique de début de Lord of War qui usait du même procédé pour les cartouches d’armes à feu – d’ailleurs, le générique de fin de Fast Food Nation se fait au rythme du passage des steaks. Mais c’est aussi du Tintin en Amérique : la vache entre par un bout, ressort par l’autre sous forme de steak, prête à être consommée. Par ce quasi-clip où les palets de viande semblent danser sur les bandes déroulantes ou dans les machines à broyer, Linklater nous fait sentir en quoi l’idée d’usine à viande est insupportable. 3) Un final-remake du Sang des bêtes, le documentaire de 22 minutes que Georges Franju a réalisé en 1948 sur les abattoirs de La Villette. Soudain, la texture de l’image change : du grain, un tremblement, un coloris plus âcre. Il n’y a plus de personnage : la séquence est censée être en subjectif, mais on en voit beaucoup trop pour que ce soit vraisemblable. On lit la panique dans les yeux de la bête sur le point d’être tuée, on la voit s’effondrer, on voit le sang jaillir lorsqu’on l’égorge, on voit les chairs s’accumuler, on voit les machines tirer les peaux, découper les membres, déverser les graisses, entasser les têtes où pendent les globes des yeux. Bien sûr, il n’aura échappé à personne que précisément, si ces trois morceaux de bravoure contournent la « formule zéro », c’est qu’ils ont une valeur proprement documentaire. Outrepassant le pacte fictionnel du film, elles lui donnent sa pleine mesure. Résumons : 1) La vache est vivante, entassée par troupeaux dans des parcs à bestiaux démesurés 2) Les steaks hachés sont empilés dans les cartons 3) On découvre le chaînon manquant… de la masse vivante à la masse congelée il y a l’abattage, la lacération, le dépeçage, le découpage, l’éviscération, etc. tout cela standardisé, mécanisé, massifié. Pour de vrai.
Le casting est des plus piquant car le réalisateur y multiplie les allusions et les retournements. Bruce Willis, ex-sauveur du monde, pratique le discours du « c’est triste à dire mais on est tous amenés à bouffer de la merde de temps en temps ». Ethan Hawke, ex-dissident de Gattaca et joli minois idéaliste de Croc-Blanc, vire à l’altermondialiste doucement cynique – qui persiste, le misérable, à croire au pouvoir des idées. Moment délicieux, il revient aussi à un cow-boy (Kris Kristofferson), depuis son ranch mité par les lotissements, de poser un diagnostic très peu fordien sur la société américaine : « Ce n’est pas une question de bons ou de méchants : une machine a pris le contrôle du pays. » Ce n’est donc pas par hasard que la séquence s’ouvre sur un souvenir de La Mort aux trousses, le film par excellence de la machination : Don Henderson attend seul sur une route déserte cernée par les champs (certes, pas de maïs, mais de vaches). À propos, certains reconnaîtront en Don Henderson (Greg Kinnear) le papa, et dans le jeune employé chafouin du Mickey’s le fils mutique (Paul Dano) du très acidulé Little Miss Sunshine. À considérer que ce dernier film doit beaucoup aux séries américaines (Six Feet Under en tête), et si l’on note la présence d’acteurs comme Bobby Cannavale (New York 911), ou Luis Guzman (Oz… et justement, déjà Traffic), ou même, dans un rôle à contre-pied de ce qu’il faisait dans That 70’s Show, Wilmer Walderrama – non plus le Mexicain exotique et exubérant, mais le vrai, l’immigrant –, il est évident que Fast Food Nation lorgne beaucoup du côté de la série… ce à juste titre, puisque c’est ce qui se fait de mieux ces jours-ci aux États-Unis. Mais si l’on regarde à l’inverse du côté de Catalina Sandino Moreno, qui incarnait une « mule », autrement dit une passeuse de drogue, dans Maria pleine de grâce (rôle pour lequel Berlin l’avait récompensée d’un Ours d’or), on comprend bien que Fast Food Nation réalise le grand écart entre l’invention, ou plutôt, le délire fictionnel caractéristique de la série, et des préoccupations éminemment politiques : Catalina, de mule colombienne, devient ici immigrante mexicaine exploitée/écrabouillée par l’Amérique. Bref, entre fiction et engagement, Fast Food Nation invente une troisième voie très passionnante : tout ce petit monde s’en vient et s’en repart, et le film se fait enquête par entretiens.
Fast Food Nation s’inscrit avec bonheur dans le genre de la fiction de gauche, réactualisée sous la bannière du film-réseau. Sans pathos, sans bons sentiments, sans manipulation idéologique et sans recours aux ficelles du show, Richard Linklater déconstruit un mécanisme, met à jour un système, pose les bonnes questions. Bref, Fast Food Nation est l’anti-Super Size Me, Richard Linklater est l’anti-Michael Moore (ou l’anti-Morgan Spurlock, c’est tout comme), on ne peut que l’en féliciter – et lui espérer des épigones. Pas de message donc ? Heureusement, si peu, non, ah si, on saisit au détour d’une conversation : « Il n’y a rien de plus patriotique que de violer le Patriot Act. » Entendu donc à Cannes cette année, où le film était sélectionné : c’est encore un bon point.