Au fin fond du continent sud-américain, un indigène, sur le point de mourir, gémit cette phrase aux colons qui l’entourent : « Il existe un poisson qui traverse la vie en va-et-vient, luttant contre une eau qui le rejette. » Ce poisson, c’est Diego de Zama, un fonctionnaire de la Couronne espagnole en perdition dans le trou perdu d’Asunción à la fin du XVIIIe siècle, aujourd’hui capitale du Paraguay. Comme ce poisson, Zama passe son temps à déambuler dans un lieu qui ne veut pas de lui. Les locaux le méprisent, l’évitent. Les femmes refusent ses avances et s’amusent de ses frustrations. Même ses compatriotes en visite, la frivole Luciana ou un gouverneur narquois, le moquent et le négligent. Zama erre pourtant dans l’attente d’une seule chose : partir pour rejoindre sa femme et ses enfants, n’importe où ailleurs que là où il se morfond dans un ennui maladif.
Avec Zama, inspiré du roman homonyme d’Antonio Di Benedetto, Martel déplace la violence, le sexe, les hurlements et la cruauté, inhérents aux films d’enfers coloniaux, là où on ne peut plus les voir : dans les fougères d’un marécage, dans l’embrasure d’une porte, ou au loin, là où se dirigent les regards indifférents des figures fantomatiques qui rôdent autour de Zama. L’ensemble du film homonyme de Lucrecia Martel paraît ainsi contaminé d’une folie qui se terre hors champ. Notre frustration de ne pas pouvoir voir ce qui s’y passe fait alors écho à la frustration de Zama, qui n’arrive pas à partir, à se faire respecter, à conclure ni à satisfaire ses désirs masculins. Dans ses aspirations virilistes et autoritaires, Zama échoue systématiquement. Les apparitions, furtives et en arrière-plan, de ceux qui y parviennent (à tuer, à se faire respecter, à forniquer) viendront rendre fou ce dernier, incarnation du mâle blanc qui se pense dominant. Il n’est en cela pas anodin que le personnage de Zama nous soit présenté comme un voyeur lorsqu’il observe, au début du film, un groupe de jeunes locales qui se nettoient dans la boue avant d’être repéré par l’une d’entre elles. Zama en est réduit à mater, au loin, ces locales qu’il envie et qu’il désire, puis à fuir face à l’impossibilité de pouvoir les regarder sans être vu à son tour.
Impuissance et dysfonctions
Ce que dit Zama de la perdition de son personnage principal lors de ses errements à Asunción renvoie à celle, exacerbée, du soldat français errant comme un fantôme dans la jungle des Confins du monde de Guillaume Nicloux, ou bien à celle des deux missionnaires chrétiens, impuissants et incapables dans le Silence de Martin Scorsese. Ces deux films, auxquels Zama renvoie à bien des égards, traduisent, au-delà de tout emprunt direct (Silence est sorti alors que Zama était déjà tourné, Les Confins du monde vient tout juste d’être présenté à Cannes), la même paranoïa vis-à-vis d’un nemesis local dont la chute pourrait s’avérer salvatrice pour le colon. C’est Inoue-sama chez Scorsese, c’est Vo Binh chez Nicloux et Vicuña Porto chez Martel. Et c’est à la recherche de ce dernier, un indigène qui terrifie la population locale, que Zama se lancera corps et âme, le poussant à déménager, enfin, d’Asunción, pour effectuer un ultime baroud d’honneur et pouvoir embrasser à son tour cette boue qu’il n’observait jusqu’alors que derrière les feuillages.
Cette trajectoire, à la Conrad (Au cœur des ténèbres), ne se dessine néanmoins pas sans lourdeur symbolique. L’impuissance sexuelle de Zama nous est constamment rappelée par des plans de fesses d’esclaves qui se pavanent, la culotte bien remplie, sous les yeux d’un homme rabougri qui peine littéralement à sortir son sabre (et qui n’a, de toutes façons, que trop peu d’occasion de le faire). Son incontinence est sans cesse contre-balancée par les mouvements incessants et la frénésie complète qui habite les personnages gravitant autour de lui. L’exutoire final, en forme de sacrifice martyrisant, ne pouvait ainsi qu’aboutir à l’ablation de membres. Mais ce surlignage thématique d’une virilité privée de ses armes habituelles n’aura, au fond, pour objectif que la clarification d’un film historico-dystopique retors et fascinant. Les va-et-vient du « poisson » Zama méritaient bien quelques indices, aussi imposant soient-ils, au sein de cette déroutante mise en scène de l’émasculation coloniale.