Il y a presque un an pile sortait un film très bruyant, fruit d’une indigestion scorsesienne. Leonardo DiCaprio y incarnait un miraculé revanchard, lancé sur les traces du meurtrier de son fils dans le cadre hivernal d’un western peuplé d’Iroquois colériques et de colons au bout du rouleau, le tout gouverné par les lois bestiales de la survie. Ce film-là, c’était The Revenant d’Iñárritu, coulée sulpicienne calfeutrant son manque de consistance par beaucoup de tapage, de morve, et un plan-séquence (déjà vu dans l’affreux Birdman) en guise de cache-misère à la vacuité du propos. Adapté de l’écrivain japonais et chrétien Shûsako Endô, Silence s’inspire aussi d’un fait historique avéré : l’apostat de prêtres jésuites espagnols et portugais, dans le Japon inhospitalier du milieu du 17e siècle. Or ce nouveau film de Scorsese serait à The Revenant à peu près le Ying spirituel et épuré d’un Yang d’empirisme postillonneur. C’est la mise à la diète de toute une génération par l’une des mains qui l’aura si généreusement gavée d’images toutes faites. On sent bien que pour le patriarche, la médication ne peut plus prendre les voies de l’intimidation, de la surenchère de virtuosité à coups de Loup de Wall Street et de Shutter Island (par ailleurs très bons). Les rejetons, légitimes ou pas, ont grandi dans le faste du style, et à l’exception de Tarantino, qui est le seul à avoir digéré sa ration de cinéphilie, il faut reprendre le travail depuis l’esquisse. D’où, à l’arrivée, l’impression d’assister au premier récit murmuré, et intériorisé de Scorsese — pas au sens de la maladie mentale, comme c’était le cas de Shutter Island - mais de la crise de foi vue de l’esprit, comme une authentique prière, après l’avoir plaquée tant de fois sur les traits furax de personnages frémissants.
À tombeau couvert
Il aura donc fallu se mettre au régime sec, quitte à parjurer sa propre signature. Pas de musique, aucun de ces plans travellings clinquants et plans éjaculatoires accélérant la cadence pour les besoins de son réalisme agressif : jamais une telle frugalité d’effets n’aura été vue chez le plus pop-corn des cinéastes de l’introspection. Car cette fois-ci, les voies de l’auto-flagellation mènent à une issue différente : celle du silence et de ses beautés introverties. Résumons : c’est l’histoire d’un prêtre jésuite, le père Rodrigues (Andrew Garfield), incapable de croire que son mentor (Liam Neeson) ait pu épouser les coutumes du Soleil Levant au prix de l’apostat. Arpentant une contrée où le christianisme est passible de torture, découvrant sidéré que sa venue suscite un espoir immense parmi les communautés rescapées de l’extermination chrétienne, ce puriste suscitant dévotion absolue et morts sur son passage (certains japonais convertis, dits « kirishitan », n’hésitent pas à se faire crucifier à sa place) n’est autre que l’ambulancier new-yorkais d’À tombeau ouvert. En quoi Silence, dont tout le projet secret consiste à dépassionner son intrigue, ressemble-t-il à cette pelote de nerf, sommet de baroque scorsesien ? Le prêtre comme l’ambulancier commettent tous les deux, d’abord sans le savoir, un pêché de vanité : d’un côté, celui de vouloir défendre les chrétiens du Japon — lesquels, évidemment, finiront par faire les frais de cette mégalomanie rhétorique -, de l’autre, celui de sauver toutes les âmes errantes de la plus grande ville d’Amérique à lui seul. Sauf que dans son trouble propos, Silence va beaucoup plus loin qu’À tombeau ouvert. Il va plus loin parce que Scorsese-cinéaste a franchi le dernier stade de la maturité : celle du cinéma qui se définit non seulement par son style, mais aussi par la façon dont il se pourrait, humblement, qu’il nous apprenne à vivre.
Le sacrifice
Et ce périple, au fond, ne parle que de ça. Car ce jésuite fougueux, d’abord convaincu de pouvoir sauver le Japon et son mentor dans un même élan évangéliste, fini bien par emprunter, dans le sillage de son aîné (qui lui avait appris à vivre au travers de la foi), une vie d’apostat. Ce que raconte Silence, au terme d’un périple qui verra le silence de dieu être redoublé par celui du protagoniste défroqué, c’est l’apprentissage douloureux de sa propre imperfection. L’imperfection, bien sûr, d’avoir plusieurs morts sur la conscience, mais aussi et surtout l’imperfection découlant de cette blessure éternellement ouverte, qui fait la beauté en même temps que la grande douleur du christianisme, et qui est le pardon. C’est pourquoi, de tous les personnages secondaires du film, celui du traître multirécidiviste, un Japonais chrétien trop lâche pour mourir (il n’a pas les tripes pour mourir fanatiquement comme les autres) mais demandant sans cesse de se confesser après chacune de ses fautes, est de loin le plus important. Ce petit être indigne de sa belle religion n’est autre que la plaie ouverte du pardon, l’humanité faite corps. Car pardonner, c’est vivre continuellement dans la conscience de la faute, s’y familiariser pour mieux l’accorder aux autres. Se pardonner sa propre imperfection, c’est comprendre qu’aucune cause, même l’amour de dieu, ne devance celle de la vie.
Et c’est le douloureux apprentissage qu’attend le zélé père Rodrigues quand, sur le point de laisser mourir une dizaine de kirishitan en train de se vider de leur sang, la nécessité de les épargner se paie au sacrifice de sa foi. Ce n’est pas pour rien que le petit traître japonais est le guide des jésuites à leur arrivée au Japon : c’est le double impur car déjà souillé, de l’immaculé père Rodrigues (quand lui et son compère le trouvent à l’entame de leur périple, le maudit, ayant déjà renoncé à sa foi, est littéralement recouvert de ses propres excréments). Chaque fois qu’il sera amené à poser son pied sur l’effigie du Christ sous la menace des bourreaux japonais, ce Judas cherche ainsi son double du regard. En survivant à trois reprises de cette manière, tandis que les kirishitan périssent dans l’espoir de gagner les cieux, il lui indique autant de fois la marche à suivre. En adoptant le silence au détriment de la rhétorique et des arguments, le père Rodrigues ensevelit sa foi, et adopte la vie locale (ce que, par extension, l’Amérique, à travers son impérialisme culturel — sans cesse rappelé par la langue anglaise des conventions hollywoodiennes -, n’a jamais su faire). Et cette image de lui, apprenant humblement l’art du calligraphe aux côtés de son petit Judas, dit quelque chose de l’apaisement inédit dans lequel s’engage cette immense œuvre malade.
Aveu de faiblesse
Après Eastwood et son Sully, Scorsese est ainsi le deuxième grand cinéaste américain torturé à mettre de l’eau dans son vin de messe. Loin de toute grandiloquence formelle, la dépassion qui gagne singulièrement les doyens leur fait gagner en clarté de propos. Et ce, même si celui de Silence nous fait patienter jusqu’à la toute dernière image pour enfin livrer le secret de son rébus métaphysique. On y voit la dépouille du prêtre apostat brûler dans un grand panier d’osier, conformément à la tradition nippone, tenant dans le creux de sa main une croix minuscule promptement confectionnée. Ce symbole interdit, qu’il aura employé toute la seconde moitié de sa vie à bannir du Japon (à la demande du Shogunat), offre le point final d’un cheminement moral inédit : celui d’un hybris dompté, d’une spiritualité intime, et en creux d’un échec de l’expansion des frontières. Que racontait The Revenant, sinon qu’au terme de sa martyrologie démago, un personnage offrait à un cinéaste l’occasion de faire rimer triomphe sur la nature (démesure) avec challenge formel (exploit) ? Autrement dit : une démonstration de force. Et que raconte Silence ? La victoire paradoxale d’une croyance qui, échouant à s’imposer par l’intransigeance de sa rhétorique, reconquiert par les voies du silence le cœur d’un intégriste qui avait fini par la caricaturer. Alors, anti-western, aveu de faiblesse, apostat de style, bide annoncé ? Tout à la fois, mais surtout : film de Scorsese le plus personnel. Point.