Il apparaît comme ça, l’air de rien, au détour d’un raccord et encadré par une fenêtre, posant une question au personnage principal, Robert Tassen (Gaspard Ulliel), un jeune militaire français qui a survécu au massacre de son régiment. Son entrée dans le film semble si étrange que l’on se demande si son personnage est réel ou s’il appartient au territoire mental du héros. Lui, c’est bien entendu Gérard Depardieu, avec qui Guillaume Nicloux tourne pour la troisième fois. Son rôle se révèle par la suite plutôt anecdotique, mais la présence de l’acteur, son aura, son souffle, dynamisent la mise en scène de Nicloux le temps de cette courte séquence. L’apparition comme phénomène filmique implique ici un changement d’axe, une ouverture du plan, une place accordée au surgissement de quelque chose à l’intérieur d’une situation donnée (ici, l’interrogatoire de Tassen par un supérieur hiérarchique) : bref, elle repose sur une dynamique d’écriture. On le précise car le film, relecture auteurisante d’Apocalypse Now (décidément, le spectre de Coppola plane sur ce début de Quinzaine), cherche davantage dans sa globalité à appréhender l’intériorité de ses figures, en témoignent le premier et le dernier plan, même variation autour d’une image (Tassen seul au milieu de présences déjà fantomatiques), et surtout la scène qui acte la disparition du militaire, long plan dont la durée appuyée cherche à rendre compte du chaos interne du personnage. Autrement dit, si l’apparition de Depardieu participe d’un processus, la plupart des plans-clefs de l’odyssée de Tassen reposent davantage sur une intention livrée telle quelle, sur l’idée d’une scène plus que sur une scène véritable.
Ce qui explique en partie pourquoi Nicloux filme moins la violence (par exemple : un serpent mord un soldat) que seulement sa trace (les deux marques de morsure dans son cou) : si le film abonde de membres découpés, de scènes d’agonies, de détails anatomiques crus (un pénis où s’est logée une sangsue), il se retrouve bien en peine d’organiser une fusillade, un combat rapproché, ou simplement un événement par lequel la violence advient. Pour autant, le film ne fait pas de cette approche de la guerre une question esthétique, comme dans Apocalypse Now où la présence cachée des soldats vietnamiens donnait le sentiment que c’était la jungle elle-même qui tirait sur le commando américain longeant le fleuve. Les Confins du monde ressemble davantage à une suite de plans jetés, heurtés, lorsqu’ils ne survolent pas certaines étapes narratives du parcours de Tassen qui n’intéressent manifestement pas Nicloux (à l’image de sa guérison rapide au début du récit). Que filme alors le cinéaste ? Vaguement la déliquescence mentale d’un homme prisonnier de sa vengeance, plus concrètement une troupe de bidasses qui file vers la mort (pan du film particulièrement pris en charge par un Guillaume Gouix au jeu tout en coups de sang), et puis aussi la rencontre entre Tassen et une prostituée dont il tombe amoureux. Là encore, c’est la singularité d’un corps et d’un visage qui donnent un peu de chair au film : le sourire de la jeune femme, son phrasé fermement calme, la petite lueur de fragilité qui vient lézarder son visage déterminé. Ces quelques moments où les acteurs brillent mettent toutefois plus encore en exergue les limites du film, incapable de prendre à-bras-le-corps le cheminement de Tassen vers la spectralité.