Mésestimé à son époque (comme un peu tous les réalisateurs de « genre » tel Hitchcock), Sirk s’est imposé aujourd’hui comme le maître du mélodrame, grâce notamment aux relectures qu’en ont faites Fassbinder, Almodovar ou Haynes. Baroque, glamour, social, émouvant (la dernière scène est un morceau d’anthologie), Mirage de la vie nous offre la quintessence du cinéma de Sirk, qui signait là son dernier film hollywoodien. Et ce n’est peut-être pas un hasard si le titre du film sonne comme un clin d’œil testamentaire pour celui qui a fondé toute son esthétique sur l’artifice et la théâtralité.
Véritable succès commercial pour les studios Universal, Mirage de la vie (Imitation of Life en VO), est le remake d’un film de John M. Stahl tourné dans les années 1930, lui-même l’adaptation d’un roman de Fannie Hurst. On peut dire, en somme, que la notion « d’imitation » est présente dès les fondements de l’œuvre. Sirk s’éloigne légèrement de la trame originale en la plaçant dans le milieu du théâtre. Ainsi glamourisée, l’histoire rend du coup peut-être moins brutale toute la critique sur la ségrégation. Le générique, lui, donne tout de suite la couleur. Kitsch à souhait, sur une chanson sirupeuse qui clame le pouvoir de l’amour, des rivières de diamants pleuvent sur l’écran comme autant de miroirs aux alouettes. Cette ouverture ne pourrait être qu’effet de style si elle n’annonçait déjà les « mirages de la vie » auxquels les personnages se trouvent confrontés rapidement, ces mirages qui font qu’une petite fille à la peau blanche peut avoir du sang noir qui coule dans ses veines.
Dès la première scène sur la plage de Coney Island, les principaux protagonistes du drame sont présentés. Dès la première scène, tous les scénarios sont alors possibles. Que racontera Mirage de la vie. Est-ce la confrontation entre une femme blanche (Lora) et une nourrice noire (Annie) ? La rencontre entre deux femmes qui cherchent à composer avec leur rôle de mère ? La romance entre une actrice ratée et un photographe (Steve Archer) ? Une critique de la soif de célébrité et de fortune ? L’histoire d’une jeune fille qui renie ses origines (Sarah Jane) ou d’une adolescente amoureuse de l’amant de sa mère (Susie) ? Malgré son apparente linéarité, Mirage de la vie ne choisira pas vraiment un chemin particulier. Sirk préfère osciller entre ces différentes histoires, comme si les personnages jouaient des partitions parallèles qui finiraient par se croiser. On croirait avoir affaire à un film facile, à un mélo à l’eau de rose avec son lot de personnages archétypaux et de rebondissements balisés. Et pourtant, et c’est là toute sa grandeur, Mirage de la vie ressemble plus à un hologramme où les couches d’images se superposent de manière magique pour créer une unité complexe et sans cesse fuyante.
Mirage de la vie, c’est aussi le soap-opera avant l’heure avec son lot de péripéties. Le temps file à toute allure dans une perpétuelle binarité entre des moments de fluidité ((l’exemple le plus flagrant est cette ellipse temporelle de plus de dix ans correspondant aux succès de Lora) et des instants de crise qui viennent tout remettre en question et relancer le drame. Mais contrairement au Secret magnifique où la surabondance de rebondissements manquait cruellement de crédibilité, Sirk les utilise ici de manière ironique. Il s’amuse ainsi à détourner les scènes attendues, comme le premier baiser entre Lora et Steve Archer. En effet, les deux amoureux sont constamment perturbés par des personnages périphériques qui retardent le baiser jusqu’à ce qu’un coup de téléphone mette définitivement un terme au rapprochement. À l’autre bout du fil, en effet, un producteur offre un contrat à Lora qui voit se matérialiser ses rêves de gloire et de fortune que ne peut pas encore lui offrir Archer. Plus symboliquement, cette boulimie de retournements de situations vient aussi mettre en branle le contrôle « artificiel » que les personnages veulent avoir sur la scène de leur comédie humaine. En somme, ce que nous dit Sirk : rien ne sert de jouer et de (se) mentir, la vérité fera toujours surface. C’est bien ce qui arrive à deux reprises à Sarah Jane (la fille d’Annie). Celle qui joue à la femme blanche est ramenée brutalement à la réalité quand sa mère fait irruption dans la salle de classe et surtout quand, quelques années plus tard, son amant la bat lors d’une scène d’une rare violence.
Comme toujours chez Sirk, le vernis est glacé. À commencer par les acteurs : Lana Turner, plus blonde que nature, y est parfaite et fait au passage un pied de nez à tous ses détracteurs de l’époque. À mi-chemin entre Cary Grant et Rock Hudson, John Gavin est l’incarnation exemplaire du jeune premier et de l’amour idéal. Juanita Moore nous ferait verser des larmes d’émotion à chacune de ses apparitions, par sa bonhommie et sa lucidité. Sandra Dee est égale à elle-même (à noter que c’est Françoise Dorléac qui la double dans la version française). Quant à Susan Kohner, avec ses faux airs de Natalie Wood, elle parvient à donner toute la force émotionnelle et la complexité de son personnage de jeune fille tiraillée par ses origines. La mise en scène, aussi, rajoute une couche de glaçage. En pleine maîtrise de son esthétique, Sirk nous offre une nouvelle fois une lumière très travaillée, à la limite de l’expressionnisme. Il use du surcadrage pour souligner la théâtralité de son histoire ou fait encore appel à la symbolique des éléments (comme la neige) pour accentuer le tragique de certaines scènes.
Mais on s’en doute, les personnes sont trop stéréotypés, les situations trop attendues pour que l’ensemble ne soit pas remis en question. Plus d’une fois, la caméra nous oblige à être terre à terre et à prendre littéralement une position à même le sol. Ce sont ces plans filmés en contre-plongée voire même ces inserts étranges sur des jambes ou des pieds. Tout ne serait que mascarade ? C’est en tout cas ce que laisse entendre Sirk dès la première scène, où l’on voit Lana Turner au-dessus d’une rambarde faisant la promotion du carnaval de Coney Island. Cette idée de carnavalesque se retrouve, un peu plus tard, dans le cabaret où danse Sarah Jane. Dans ce numéro qui détourne les séquences chantées qui fleurissent dans le cinéma hollywoodien non musical (on pense par exemple à Gilda), le regard du spectateur est sans cesse happé par ces masques de la commedia dell’arte qui tapissent les murs et qui font diaboliquement écho aux rires gras des hommes au premier plan. La chanson perd toute son allégresse et ne fait que renforcer la déchéance dans laquelle plonge peu à peu la fille d’Annie. De même, dans la seconde partie du film, la présence persistante dans le champ de miroirs participe de cette mise en question de l’image, dans un processus de révélation. À plusieurs reprises, les personnages se confrontent ainsi face à un miroir. C’est, par exemple, le cas lorsque Lora s’étonne qu’Annie ne lui ait jamais parlé de ses proches et que cette dernière lui répond « Mais vous ne m’avez jamais posé de questions ». Ou encore lorsque le petit ami de Sarah Jane lui demande la vérité sur ses origines et que le visage apeuré de la jeune femme se reflète dans la vitrine d’un magasin. Dans un effet de gigognes, Sirk complexifie ce procédé en créant des effets de miroir entre les protagonistes. Lora et Annie passent toutes les deux à côté de leur enfant ; Lora et sa fille sont amoureuses du même homme ; lorsqu’elle devient danseuse de cabaret, Sarah Jane apparaît comme une version pervertie de Lora et cherche, comme elle, la reconnaissance qui lui donnera un semblant de normalité.
Une chose est sûre en tout cas : Mirage de la vie est un film lacrymal. Les personnages y pleurent beaucoup, les spectateurs aussi. Mais toute la perversité de Sirk est de décaler ces émotions primitives sur les personnages périphériques à celui incarné par Lana Turner. Paradoxalement, en effet, Lora est le personnage qui suscite le moins d’empathie. Marie-Antoinette de série B, elle se désincarne d’elle-même de par son obsession à vouloir jouer sa vie. Lorsqu’elle accueille Annie dans son appartement, elle arpente les pièces avec l’allégresse d’une tragédienne, allume la lumière comme s’il s’agissait des feux de la rampe et lui montre la chambre sordide qu’elle lui réserve comme s’il s’agissait de la suite d’un palace. Toute entière dans son aveuglement, Lora fait peu de cas de la ronde qui tourne autour d’elle. Elle ne les considère que comme des spectateurs de sa vaine comédie. Il faut qu’ils l’admirent, la congratulent, l’applaudissent. En somme, Lora n’est pas actrice : elle joue à l’actrice. Elle n’est pas mère, elle joue à la mère. « Stop acting, don’t play the mother », lui reproche précisément sa fille lors d’une dispute.
Non, la vraie héroïne de Mirage de la vie, c’est bien Annie. Dans la dernière partie, elle finit par voler complètement la vedette à Lora par un mouvement crescendo qui atteint son paroxysme dans la séquence de l’enterrement. Cette scène, merveille d’émotion et de maîtrise stylistique, est sans conteste le morceau de bravoure du film (voire de l’ensemble de l’œuvre du cinéaste). Nous invitant dans un monde jusque-là étranger (les Noirs sont absents du reste du film), Sirk sort l’attirail lourd, du chœur de gospel en passant à la crise d’hystérie de Sarah Jane qui se repend sur le cercueil de sa mère. Une fois encore, Sirk nous met bien en garde sur l’illusoire réconciliation (entre la mère et sa fille, entre les Blancs et les Noirs) que cette fin propose. En effet, cette réconciliation est doublement théâtralisée par le biais de la cérémonie funèbre et par une mise en scène qui multiplie les plongées et les plans surcadrés derrière des fenêtres. La modernité du regard du cinéaste se situe ailleurs, dans la manière dont il nous fait prendre conscience des méfaits de la ségrégation sans passer par un discours didactique. Jusque-là, en effet, le film reproduisait à son échelle le racisme virulent de la société américaine en le poussant à ses points limites. Lora et Annie sont dans un rapport de classes et à aucun moment cette dernière ne cherche à remettre en cause sa position. Annie est clairement dans une démarche de résignation, allant jusqu’à accepter le mensonge de sa fille et à renoncer à son statut de mère. La victime devient en quelque sorte son propre bourreau à l’image de Sarah Jane qui veut coûte que coûte tuer ses origines. Contrairement à Fassbinder dans Tous les autres s’appellent Ali, Sirk n’est donc ni dans la recherche de remèdes, ni dans la proposition d’une utopie sociale pour combattre ce racisme. Mais avec ce final, et la charge émotionnelle qu’il véhicule, il parvient à offrir à Annie deux choses que l’Amérique de l’époque lui interdit : la reconnaissance (par le biais de l’empathie que sa mort génère) et l’ascension sociale (par son repositionnement dans le déroulé du récit). Il montre ainsi, qu’à défaut de générer un discours critique révolutionnaire, le genre mélodramatique, par la démarche cathartique et universelle qu’il suscite, permet au moins de poser les bonnes questions. Libre au spectateur d’en chercher les réponses.