Habitué des festivals (Below Sea Level a remporté le Prix du documentaire de la section Orizzonti lors de la Mostra de Venise en 2008 et le Grand Prix Cinéma du Réel en 2009), le cinéma de Gianfranco Rosi n’a malheureusement pas trouvé le chemin de la distribution dans les salles françaises – seulement des diffusions télévisuelles, sur Arte. Avec cette édition, Montparnasse donne donc une visibilité salutaire au cinéaste italien.
Si cela peut être le cas pour d’autres cinéastes, il s’avère impossible de définir le geste de Gianfranco Rosi tant la forme se réinvente pour chacun des films. Rien de comparable entre la durée des plans-séquences (Below Sea Level / Sous le niveau de mer – photo ci-dessus – et El Sicario) et un travail proche du collage impressionniste pour Boatman / Le Passeur. De même pour les dispositifs, toujours renouvelés : face-à-face et huis clos dans une chambre d’hôtel avec un tortionnaire (El Sicario) ou portrait à ciel ouvert d’un groupe de naufragés de l’American dream dans le désert californien (Below Sea Level). Dans un entretien qu’il nous avait accordé, Javier Packer-Comyn, directeur artistique de Cinéma du Réel, évoque ainsi Gianfranco Rosi : « Il s’agit de quelqu’un de très touchant par ses projets axés sur le désir d’aller vers l’Autre, d’être dans une rencontre inscrite dans la durée. Ce qui lui permet d’être au plus près des gens, tellement que ça peut parfois perturber. Mais son éthique est tout à fait irréprochable du fait de la relation qu’il prend le temps de bâtir avant de tourner. Il s’agit d’un cinéaste qui se permet de montrer l’intime, mais en y entrant par une porte par laquelle il a été invité. » Ce qui définit certainement le mieux le cinéma de Gianfranco Rosi est en effet une capacité à construire un lien. Cette intimité le conduit ainsi à saisir les cabrioles d’un couple dans une des caravanes du campement de Below Sea Level ou, de façon très impressionnante, à approcher la logique mentale de cet ex-tueur à gages à la solde des cartels ; El Sicario (ci-dessous) étant certainement le film qui s’aventure le plus loin dans cette exploration d’une pure intériorité : rien moins qu’une sorte de trépanation en usant des moyens de la représentation cinématographique.
Si Below Sea Level (2008) et El Sicario (2010) ont déjà fait l’objet d’articles dans nos colonnes, ce n’est pas le cas de Boatman. Largement antérieur aux suivants (1993), il permet de remonter à la source de cette filmographie restreinte – ce coffret étant aussi une intégrale des longs métrages de Rosi. Le fait qu’il soit tourné en 16mm dans un noir et blanc atemporel contribue sans doute beaucoup à ce que le cinéaste-voyageur italien retrouve en Inde une substance renvoyant de façon évidente au néo-réalisme, dégageant cet humanisme caractéristique, une façon de saisir la dignité populaire dans une réalité pour le moins difficile. D’une manière plus générale, le film procède à l’impression sur pellicule de moments fugaces, des sortes de vues Lumière gagnées par la subjectivité, d’une plasticité parfois très graphique et d’une remarquable sensualité.
Ce régime d’image s’accorde fort bien avec l’impression d’éternité qui règne en ces lieux sacrés. Boatman se déroule en effet à Bénarès, précisément sur le Gange (fleuve qui a le statut de déesse, Ganga) et ses berges, où l’on vient se purifier et mourir – être brûlé sur les rives donnant le droit à l’espoir d’une réincarnation plus noble, tandis que ceux qui ne peuvent y prétendre sont jetés sans grand ménagement dans les eaux en étant lestés.
Sans renoncer à une dimension anthropologique – d’une mort évidemment omniprésente –, Rosi procède à un déplacement de ce matériau pour s’attacher à la question du regard, le sien et celui des autres. Il insiste notamment sur la touristification du lieu puisque des voyageurs embarqués sur des barges viennent se repaître du spectacle de la mort dans des visites commentées, s’adonnent à la photographie dans un geste de prédation. Comment, dès lors, ne pas être le semblable de ces touristes ? La réponse de Gianfranco Rosi tient évidemment en des termes éthiques : s’inscrire dans le temps, ne pas passer mais rester, insister, attendre, persévérer. En trois ans, il s’est rendu huit fois à Bénarès, pour des séjours de deux à trois semaines. Le cinéma documentaire est cet art de poser la question de sa propre présence (d’autant qu’il s’agit ici d’un filmeur tout à fait solitaire), non de la trouver, éventuellement d’en inventer une, mais celle-ci ne peut être considérée comme pérenne et définitive. Comme dans Below Sea Level et El Sicario, Boatman bénéficie d’un récit souterrain consistant en une mise en scène de son propre regard, et, par extension, du nôtre. Les propos du cinéaste sont limpides à ce sujet : « Le film a commencé à prendre forme, après ma rencontre avec Gopal […], au cours d’une journée passée sur son bateau en tant que touriste. J’ai voulu recréer l’atmosphère de ce jour-là, et le même Gopal est devenu le protagoniste et le narrateur du film. » Un autre art, celui de la rencontre, où le film n’existe que « parce que l’Autre ».