Célébré à Venise en 2013 pour Sacro GRA, Rosi propose avec Fuocoammare un film étonnant sur Lampedusa. Deux lignes parallèles sont tracées : la caméra suit les quatre cents coups du jeune Samuele, dont le caractère flamboyant captive ; à côté, dans un montage alterné qu’il faudra interroger, le documentariste filme la traversée méditerranéenne des migrants, adoptant plutôt le point de vue des secouristes. On recueille, on héberge, on soigne. Mais jamais les lignes ne se croiseront.
Innocence et chaos
Fuocoammare met en scène un point de contact, cette petite île méditerranéenne surexposée médiatiquement, où le contact ne se fait pas. C’est sans doute tout son mérite : au lieu de choisir cette situation pour mettre en scène un face-à-face entre Italiens et migrants, ou de travailler une possible coexistence (pacifique ou difficile), Rosi privilégie un rapport métaphorique à son sujet, trouve et observe un enfant passionnant, et tente de pénétrer les entrailles d’un esquif. Les deux mondes se tournent le dos, les migrants posent à peine le pied à Lampedusa, et l’enfant ignore l’existence de ce phénomène. Le film ne pose pas de point de vue moralisateur sur cette disjonction (même s’il l’organise), et laisse le spectateur la constater. Le seul pont est incarné par un médecin qui soigne à la fois une jeune Africaine enceinte et la vue défaillante du petit Samuele. Mais si le documentaire sur le gamin nous ravit, par son caractère frondeur et malicieux, sa curiosité et son bagou, le regard porté sur les migrants est moins incarné et laisse un peu perplexe. Les migrants sont vus de loin, le film ne propose pas d’immersion dans le trajet, le navire est observé et commenté depuis la côte : « il y a trois classes. les plus pauvres sont entassés dans le fond des cales, où la température est excessivement élevée, pas d’eau, pas de nourriture. Le fuel se mêle à l’eau et brûle la peau. » La caméra ne pénètre le bateau infernal que lorsqu’il a été vidé de ses occupants, et débarrassé d’une partie de ses cadavres. On est évidemment loin d’une représentation dramatisée et sensationnelle du phénomène, mais l’absence de sujet du côté des migrants est préoccupante. Seule une magnifique scène de chant de groupe institue de l’individualité, dans une sorte de slam où un jeune Africain crie le long et difficile périple à travers le Sahara qui précède la traversée de la Méditerranée. Survivants du désert, la mer ne pourra pas les arrêter.
L’expérience de la mer
Ce qui réconcilie ces deux pôles du film, c’est un même rapport de danger à l’espace maritime. « Fuocoammare », « la mer en feu », est le titre d’une chanson populaire que la grand-mère de Samuele dédie à son mari, pêcheur, lors d’un passage sur une radio locale. Cette mer tempétueuse capable d’engloutir les marins fait partie de la vie du garçon, qui découvre l’apprentissage de la navigation, écoute son grand-père lui raconter ses voyages au long court (lui aussi cloîtré, pendant des semaines, dans l’exiguë cabine de son navire), et manque lui même de chavirer de bord. Elle donne aussi l’occasion d’un très beau plan, où la caméra, fixe, saisit les mouvements ondulés que l’eau fait prendre à un ponton et aux barques qui y sont accrochées – suggérant une incertitude et une insécurité avec lesquelles Samuele doit apprendre à vivre. Les scènes de description de la vie familiale marquent la présence de la mer au quotidien : bulletins météo à la radio, cuisine à base de poisson, sujets de discussions… Ce rapprochement métaphorique entre un sujet sociopolitique (les migrations transméditerranéennes) et une situation anthropologique locale (la tradition maritime du peuple italien) rappelle un mouvement opéré par Patricio Guzmán dans Le Bouton de nacre (présenté à Berlin l’an dernier) et Nostalgie de la lumière (2010) autour d’une mise en parallèle entre certaines caractéristiques géographiques du Chili et sa dramatique histoire politique sous Pinochet. Il y a là une convergence des formes enthousiasmante.