Du travail documentaire de Gianfranco Rosi, Sacro GRA est le premier à atteindre les salles françaises, certainement par la grâce du Lion d’or décerné l’an dernier par le jury de la Mostra de Venise. Le film dévoile un foisonnement qui, on le devine, a fait beaucoup pour sa reconnaissance, et qui impressionne indéniablement – ce qui ne devrait pas empêcher d’y faire la part des choses.
La communauté de l’anneau
Le GRA (« Grande Raccordo Anulare ») est le boulevard périphérique de près de 70 kilomètres qui encercle Rome. Rosi est allé à la rencontre de plusieurs habitants de cette ceinture – la « Ville éternelle », elle, restera hors champ, sauf peut-être dans quelques visions aériennes fragmentaires de sa banlieue. Inspiré par la structure combinatoire du roman Les Villes invisibles d’Italo Calvino, le cinéaste compose une mosaïque de portraits morcelés, plus ou moins singuliers, où le choix des séquences montre en elles autant qu’il laisse suggérer entre elles sur les vies de cette « communauté de l’anneau ». Un ambulancier, un botaniste, des filles de la nuit, un aristocrate (ou un comédien ?), un pêcheur d’anguilles, un couple ordinaire dans un appartement (un homme âge et une jeune femme – mais que sont-ils l’un pour l’autre ?), etc. : la ceinture mise en images dans Sacro GRA s’avère une zone frontalière à plusieurs points de vue, où se confrontent urbanisme et nature, unions et solitudes, réel et conte…
Il ne s’agit pas seulement, pour Rosi, de mettre en forme la diversité de ces vies captées, mais aussi d’acter, honnêtement, la non-linéarité du processus mis en place pour les réunir. À la variété des personnalités, des instants forts et moins forts, des sujets, se superpose celle des conditions de tournage (une séquence est même surexposée), des choix de point de vue et de découpage, des temps de captation: on passe ainsi de séquences très découpées, ayant nécessité plusieurs prises et sans doute plusieurs essais, à des scènes d’appartement filmées en un seul plan de derrière la fenêtre, la caméra fixée à l’extérieur. Ainsi le film donne-t-il à percevoir ce qui est montré à l’écran, ce qui gît dans les ellipses et qu’il faut deviner ou imaginer, et aussi les manœuvres renouvelées du cinéaste pour ramener ces fragments d’histoire avec une proximité respectueuses. Pareille souplesse des choix formels nous rappelle celle de Saudade, la fiction-fleuve de Katsuya Tomita, qui incitait déjà le spectateur à renouveler son regard d’une séquence à l’autre, d’une tranche de vie à l’autre.
Un anneau pour tous les lier
Vu dans son ensemble, l’objectif de Sacro GRA s’avère quelque peu paradoxal. Tout en composant sa mosaïque d’individus au sein d’une zone géographique, il s’attache à unifier cette multitude, à lui donner une trajectoire. Difficile de discerner précisément celle-ci : elle pourrait être rectiligne (plusieurs histoires parallèles) ou circulaire (chaque personnage revisité plusieurs fois). Il y a pourtant bien un lien commun entre ces séquences, à travers elles, ne fût-ce qu’une ambiance pour les bercer, chacune à son intensité – une ambiance d’entre-deux, entre urbanisme et ruralité par exemple, comme la rumeur plus ou moins proche, entendue çà et là, de la circulation sur l’anneau routier. Mais Rosi cherche à préciser ce lien par le montage, quitte à le visualiser en formes géométriques : en filmant des mouvements giratoires parfois suscités pour l’occasion, voire en concluant le film sur la multiplicité des écrans de surveillance du GRA. Ce n’est pas sa meilleure initiative: en surlignant ainsi son intention formelle, il tire son film vers sa dimension la plus abstraite, la plus formaliste – la moins intéressante à l’arrivée, parce qu’elle ne mène pas si loin que cela et (c’est le comble) finit par tourner un peu en rond. On préfère largement Sacro GRA dans le portrait communautaire qu’il dessine avec doigté et honnêteté, riche et fidèle aux tours et détours du présent de chaque humain.