Noyé sous la masse des sorties hebdomadaires, le film de Cary Joji Fukunaga nous était passé sous le nez en octobre dernier. Bénéficiant de l’appui de parrains prestigieux (Diego Luna, Gael García Bernal), il nous était arrivé encombré d’une série de récompenses, glanées notamment à Deauville et à Sundance, qui n’auguraient rien de bon, et laissaient craindre une énième fiction tiers-mondo-misérabiliste cherchant à émouvoir à coups d’effets faciles le festivalier occidental sur le sort des modernes damnés de la Terre. Surprise : le film vaut mieux que cela, et parvient à nous attacher à ses personnages archétypaux, et à transcender les pesanteurs d’un récit très balisé grâce à un étonnant mélange de sécheresse et de sentimentalisme. Son édition en DVD nous permet donc de réparer un fâcheux oubli.
Dans une ville du Chiapas, au sud du Mexique, le jeune Casper tente de concilier son appartenance à la Mara Salvatrucha, puissant gang des rues ayant des ramifications dans toute l’Amérique Latine, et son idylle secrète avec une jeune fille jalouse et passablement inconsciente. Après l’assassinat de cette dernière par le chef de bande local, il se venge et s’enfuit, retrouvant par la même occasion son nom de baptême – Willy. Sur un train qui file vers le nord, il rencontre Sayra, Hondurienne tout juste sortie de l’adolescence, en route pour les États-Unis avec son père et son oncle. Pendant ce temps, la Mara fait passer le mot, et ses tueurs se lancent aux trousses du renégat.
Sin Nombre oscille entre de nombreux genres avec un réel talent d’équilibriste : le film de clandestins et sa détresse humaine, le road movie et ses paysages amples, le film de gangsters et sa brutalité, voire la bluette adolescente. Il présente aussi un aspect documentaire tout à fait passionnant, en mettant en scène les rites complexes des bandes organisées, la violence de leurs rivalités, leur imbrication dans l’économie (elles organisent notamment le trafic de clandestins dans toute l’Amérique Latine), et surtout la dévotion aveugle et quasi sectaire qu’elles entretiennent chez les adolescents qui la composent – et qui tranche avec la peur et l’hostilité qu’elles suscitent dans le reste de la population. Il faut voir le sourire sanglant de Smiley, tout jeune garçon heureux d’avoir été intronisé dans le gang au terme d’un tabassage dans les règles de l’art : la Mara est une grande famille, aimante mais étouffante ; quand on y entre, c’est pour la vie.
C’est au risque de la sienne que Fukunaga s’est immergé pendant deux ans dans ce monde dangereux. Il a ainsi pu modifier son scénario original pour le rendre plus proche de la réalité, réécrivant par exemple une bonne partie de ses dialogues sur le conseil de mareros. Le film n’y gagne pas qu’en vraisemblance, mais aussi en finesse de caractérisation de ses personnages, sur lesquels aucun jugement moral n’est jamais porté. Les gangsters sont bien montrés comme des prédateurs et des brutes dangereuses, mais également comme des enfants trop vite grandis, inconscients du mal qu’ils causent – ainsi Lil Mago, le chef arborant des tatouages impressionnants, peut-il dans la même scène dorloter son bébé et superviser l’exécution sommaire d’un prisonnier, membre d’une bande ennemie qui a eu le malheur de s’aventurer sur son territoire.
Dès le premier plan – une vision mordorée d’une forêt automnale, qui s’avère être… un poster, dans la contemplation duquel s’abîme Casper/Willy –, le film semble attiré par une promesse d’Ailleurs, qui l’irriguera jusqu’à ses dernières images et contrebalancera l’impression de fatalité propre au film de gangsters. Au milieu du drame qui file vers son inéluctable dénouement, Cary Joji Fukunaga capte la majesté des paysages mexicains, sans jamais sombrer dans l’esthétisme propre à d’autres films sud-américains. Certaines images marquent durablement, comme l’arrivée du train en gare de la Bombilla, la nuit, dans une lumière bleutée. Le film bénéficie de la cinégénie propre au monde ferroviaire, dans les scènes où des dizaines de candidats au départ voyagent juchés sur les wagons, fouettés par la pluie et les branches d’arbres, menacés par les pillards et la Migra (la police de l’immigration), accueillis ici par des fruits lancés par des paysans secourables, et là par des pierres jetées par des écoliers.
Mais Sin Nombre est également une belle histoire d’amours adolescentes, nourrie par la beauté mélancolique et discrète des deux interprètes principaux. De cet équilibre permanent entre délicatesse (le lent apprivoisement du marero en cavale par la frémissante Sayra) et âpreté (le contexte), le film tire une force assez poignante.
Le DVD est complété par une interview en français, hélas sans grand intérêt, du jeune cinéaste cosmopolite, né d’une mère suédoise et d’un père japonais. Surtout, y figure le premier court métrage de Fukunaga, adaptation d’un terrible fait divers : Victoria para Chino (2005), une asphyxiante plongée dans un camion rempli de clandestins où l’air vient à manquer. Victoria para Chino contient déjà en germe toutes les qualités que l’on retrouvera dans Sin Nombre : une attention extrême portée aux visages et aux paysages, une empathie totale avec des personnages aux prises avec les tragédies ordinaires. Confirmation : un cinéaste est né.