Au terme d’un article qui dressait le bilan des orientations les plus récentes de la franchise James Bond et problématisait avec précision les écueils qu’elle rencontrait, Benoît Smith confiait être partagé entre l’attente d’un renouveau et « l’envie de tourner la page, de décerner au super-espion un permis de mourir ». De ce nouveau volet on n’attendait à vrai dire peu de choses, et à coup sûr pas la première option, n’en déplaise à son titre : Mourir peut attendre. C’est que ce film à la production laborieuse, et à la distribution sans cesse repoussée (au point que son intitulé a fini par prendre une tournure ironique), s’est d’emblée présenté comme la fin d’un cycle, le baroud d’honneur de son interprète principal, qui semblait pressé d’en finir. La productrice de la saga a beau jeu d’annoncer que l’identité de son successeur putatif ne sera révélée qu’en 2022 pour laisser Daniel Craig profiter encore du costume, celui-ci n’en a pas moins des airs de camisole. Ramener le rôle à un uniforme entérine du reste un processus, qui voit un personnage longtemps caractérisé par une virilité exacerbée, impulsive et érotique, réduit à une fonction (au service secret de sa majesté) et à un accessoire (le smoking), susceptibles d’accueillir de nouveaux corps, moins strictement définis, moins sexués et encombrants que ceux de ses devanciers.
Craig est entré dans la peau de l’espion avec fracas, dans une scène d’une extrême violence, qui annonçait en ouverture de Casino Royale que l’on prenait désormais au sérieux son permis de tuer. Du peu avenant Quantum of Solace à ce dernier volet, la franchise a troqué sa raideur pour un ton plus badin tout en lui apportant une légèreté de surface, chromée, qui vient contraster avec le travail de sonde psychologisant amorcé par Skyfall. Et de fait, dans Mourir peut attendre, on ne sait trop sur quel pied danser : alors même qu’il s’ouvre sur une double séquence inaugurale qui jure par sa noirceur avec la vitalité dont témoigne habituellement ce genre de mises en bouche, le gros du film se déleste de son sérieux à mesure qu’il abandonne sa quête des profondeurs. De l’ellipse qui scinde le premier quart d’heure en faisant le partage entre l’exposé horrifique du trauma originel de Madeleine (Léa Seydoux), l’assassinat de sa mère et sa chute sous la surface d’un lac gelé, et celui du drame qui hante décidément James, la mort de Vesper, il ne sera pas fait grand-chose : tout au plus le film y puisera t-il une série de motifs (une porte qui coulisse sur le visage d’un tueur, une poignée de reflets, un être cher qu’on abandonne dans les eaux), déclinés dans le générique d’ouverture (au demeurant peu inspiré) et rejoués par la suite (cf. l’apparition de Blofeld et le décès de Felix, le fidèle compagnon de l’agent 007).
On devine chez Cary Joji Fukunaga, le réalisateur aux commandes de ce nouveau vaisseau, l’envie de retrouver un peu de la saveur des Bond d’antan, distillée à la façon d’un bon cocktail (on connaît la formule : « au shaker, pas à la cuillère »), mais sans aller jusqu’à renoncer à l’ambition programmatique du reboot. À certains égards (et d’autant qu’on s’attend à voir 007 décliné à son tour au format sériel), celui-ci évoque la façon dont la BBC a repris en main un autre gros morceau du patrimoine télévisuel britannique : Doctor Who, personnage qui, à l’image du special agent, refait régulièrement peau neuve. Là encore il s’est agit, pour renouveler l’engouement du public, de mettre en avant les éléments du culte, le folklore de la série quinquagénaire, tout en construisant des arcs narratifs plus complexes (en particulier sous la houlette du spin-doctor Steven Moffat), afin de donner plus d’épaisseur au personnage au détriment du voile de mystère qui l’avait jusque-là savamment recouvert – au risque d’égarer le spectateur négligeant. C’est cependant moins le réseau inextricable des sous-intrigues qui menace l’équilibre de Mourir peut attendre que le caractère franchement dévitalisé des scènes d’action, dont une seule retient vaguement l’attention (moins pour l’action qu’elle met en scène, du reste, que pour son atmosphère lointainement steampunk, et surtout pour l’apparition furtive mais remarquée d’Ana de Armas).
All the time
Soulignons que la franchise se préoccupe moins que jamais de son époque. Certes, il est ici question d’arme bactériologique, et le plus redoutable ennemi du héros s’avère être, outre son cœur chagrin mais gros comme ça, un bête virus, coïncidence qui n’échappera à personne. Mais cette idée de scénario nous renvoie plutôt à ces intrigues sans âge et usées jusqu’à la corde où un docteur lâche (ici David Dencik) s’allie à un génie du mal (Rami Malek) dont l’enfance a été brisée pour faire repartir l’humanité sur des bases saines (du point de vue du génie du mal, s’entend). D’où un ton nanardesque assumé par le film (on aime assez le petit jardin secret du méchant et ses fleurs vénéneuses). Son titre, No Time To Die dans sa version originale, cristallise pourtant un certain rapport au temps, dans lequel on pourrait discerner la trace d’un déni. Il se trouve que le film se préoccupe, une fois n’est pas coutume, moins de l’origine que de l’héritage de son personnage, en y apportant une réponse d’une naïveté confondante. Que laisse un méchant derrière lui ? Un monde redessiné selon les contours de ses fantasmes. Qu’est-ce qui subsiste d’un tueur au service de sa majesté, employé à contrecarrer les plans des méchants ? À tout le moins une famille, un enfant qui a ses yeux, dit-il, des yeux bleus. C’est d’abord ça que Craig lèguerait à la postérité : des yeux plus clairs et plus profonds, d’où les larmes peuvent couler (et de fait elles surgiront). En somme, un héros fêlé et sentimental, qui aura certainement pavé la voie à des projections toujours plus éloignées du personnage de Ian Fleming, et susceptible, contrairement à ses prédécesseurs, d’être mis face à sa finitude dans un coup de théâtre conclusif. Mais la franchise, la maline, siffle en réponse, avant le carton final, l’air du grand John Barry : « We have all the time in the world. »