Sortie sur les écrans en 2004, hué et conspué à Cannes lors de sa présentation en 2003, The Brown Bunny, second long-métrage de Vincent Gallo, bénéficie enfin d’une parution en DVD, grâce à l’éditeur Potemkine. L’occasion de voir ou de revoir ce film la tête froide, en oubliant le soi-disant scandale et les considérations hasardeuses sur la personnalité mégalo et antipathique de son auteur, soit autant de critères qui ont parasité la vision d’un film somptueux, terrible, porté par une écriture unique et par un vrai regard de pur cinéaste.
Les à‑côtés…
Il y a des films uniques qui, pour des raisons diverses et extra-cinématographiques, n’ont jamais été vus et considérés à leur juste valeur. C’est le cas entre autres de The Brown Bunny, second long-métrage de l’acteur, mais aussi musicien, plasticien et photographe, Vincent Gallo. Le scandale à Cannes est venu comme toujours d’une scène sexuelle explicite. En effet, à la fin du film, le personnage interprété par Chloé Sevigny fait une fellation à l’acteur principal, à savoir Vincent Gallo lui-même. Cette scène survenant dans les dernières minutes, le spectateur a alors vu cet acte comme une ultime provocation, comme une façon de sauver par le scandale un film jugé vide, inconsistant. Réalisé par un acteur mégalomane, The Brown Bunny ne serait que la tentative pathétique d’un homme souhaitant flatter son égo, en se faisant passer pour un artiste grâce à la projection d’une œuvre soi-disant expérimentale dans le plus prestigieux festival de cinéma au monde. De plus, comment ne pas voir un délire lorsque Vincent Gallo, déjà acteur et réalisateur, est aussi crédité au générique en tant que directeur de la photographie, monteur, producteur…
Bien sûr, diront certains, il pourrait s’agir aussi d’un juste retour de bâton venant de la part de personnes ne supportant plus les attitudes provocatrices de ce beau-gosse caractériel, aimant à se dire républicain, en pleine phobie anti-Bush et alors que les bombes s‘abattent sur l‘Irak. À ce titre, l’interview qu’il accorde à Serge Kaganski dans Les Inrockuptibles ne fera rien pour soigner cette réputation, notamment lorsque le journaliste de l’hebdomadaire branche le réalisateur sur Hollywood et la politique, se voyant rétorquer que « Spielberg est un putain de coco ! », et qu’à ses yeux le cinéma français contemporain ne vaut plus rien. Mais il faut rappeler qu’en 2003, la presse cinématographique guette ce qui, dans chaque film américain, serait censé être un signe plus ou moins clair d’un traumatisme lié au 11-Septembre, ou d’une attaque portée contre l’administration Bush. Bien que se voyant remettre la Palme d’or cette année-là, Elephant de Gus Van Sant n’a pas échappé à son lot de critiques. Car bien que traitant d’un des maux de l’Amérique, le film ne produit pas un discours clair, une grille de lecture sans aucune équivoque. La mise en scène de Van Sant offre une esthétique qui rebute ceux qui cherche des réponses nettes, et donc des coupables. Alors comment ne pas rire en lisant l’extrait de la critique de The Brown Bunny publiée par Télérama, et que Potemkine, l’éditeur, a jugé bon de reproduire en quatrième de couverture du DVD : « Une ode sauvage à un perdant comme l’Amérique ne veut plus les voir. » Comment ne pas voir dans cette affirmation surprenante pour qui a vu et revu le film, un réflexe purement idéologique au service d’une croisade médiatique qui voit ça et là, et ce sans trop de discernement, des porte-drapeaux ? Car le « ne veut plus les voir » ne s’adresse pas à l’Amérique en général, mais bien à cette Amérique de Bush et, ce faisant, fait de ce film un des symboles du malaise lié à cette décennie… Un peu facile, non ? Cela dit, la presse n’aura plus à se triturer les méninges pour chercher des alliés, car l’année d’après, le Fahrenheit 9/11 de Michael Moore remportera à son tour la Palme d’or… Du coup, plus trop de doutes à avoir sur les intentions, le film de Moore étant sans ambiguïté aucune. Mais tout cela n’empêchera évidemment pas Bush d’être réélu quelques mois plus tard et ce, contrairement à 2000, sans que personne n’ait juridiquement rien à redire…
La mélancolie des routes
Le film de Gallo s’inscrit dans une tradition cinématographique purement américaine : le road-movie. Les grands espaces américains ont toujours favorisé la mise en scène d’histoires suivant des déambulations, des échappées, des fuites. Le road-movie n’est pas né avec la motorisation et la construction, justement, des routes, mais bien avec le western, avec le cheval. Ce genre s’intéresse aux espaces déserts, aux no man’s lands, à tout ce qu’il y a entre les communautés, les villes et les villages. Ce sont des endroits partiellement inhabités, libres de toute sociabilité, de tout ce qui relie à des structures familiales, à des hiérarchies, à des carcans. Ce sont les lieux de prédilection pour les solitaires, les asociaux, les bannis, les âmes égarées et perdues. En s’installant sur un territoire qui leur fallait conquérir, les américains ont vite compris la nécessité qu’ils avaient à être unis, soudés autour de préceptes et de lignes de conduites propres à maintenir une cohésion nécessaire. La communauté et la famille deviennent des piliers de base qui doivent malgré tout se maintenir, quitte à ce que l’identité de telles ou telles cités soit construite sur un mythe mensonger : tout ce qui unit est bénéfique.
Pour ceux qui sont exclus de la communauté, commence alors une vie sans repos, une déambulation sans fin, dans des paysages parfois lunaires, sans but et sans attache. La façon qu’a Gallo de capter le paysage, et ce le plus souvent par l’intermédiaire d’une caméra installée dans la voiture qu’il conduit, provoque parfois cette impression qu’il n’y a pas de perspective, ou que celle-ci n’amène encore et toujours que la répétition du même. Les grandes routes dans le désert présentent des surfaces de couleurs unifiées, identiques, telles des aplats. Même quand la route trace une ligne de fuite, nous avons l’impression de faire du surplace, de stagner dans un état de somnolence. Mais la scène la plus explicite à ce sujet reste celle se situant sur une piste de course aménagée sur un désert de sel. L’arrivée de la camionnette noire avançant lentement sur le blanc du sol, produit un contraste simple mais hypnotisant. Puis Gallo sort la moto, la chevauche et disparaît dans la profondeur. La caméra ne bouge pas, voit s’éloigner le véhicule, qui ne devient plus qu’un point au loin, point qui va petit à petit disparaître, se fondre dans le paysage jusqu’à s’y perdre, comme absorbé ou englouti par le blanc. Alors comment voir ce plan ? S’agit-il d’une simple approche esthétique, ou faut-il percevoir dans cet éloignement le désir que peut éprouver le personnage de disparaître à nos yeux et aux siens ? Cette scène pourrait se voir comme la forme symbolique d’un suicide. Le fait de se noyer dans la couleur est aussi une façon de se noyer, de s’immerger non pas dans les eaux, mais dans la lumière.
La mise en scène accentue cette terrible impression de mélancolie en jouant comme rarement avec le soleil et les effets de contre-jours. Dans la voiture, la caméra semble placée là comme un dispositif, un peu à la façon du Ten de Kiarostami. Mais bien qu’occupant une place précise, celle-ci n’est ensuite plus là que pour recevoir ce qui se trouve face à elle, pour recevoir la lumière. Une fois installée, c’est le hasard qui dictera les variations lumineuses de l’image. Pour les plans de Gallo conduisant, et notamment pour ceux qui nous le montrent de profil, les infimes mouvements de son visage, de ses gestes, de sa chevelure, vont changer la matière même de l’image en obstruant ou en laissant filtrer la source d’éclairage extérieure : le soleil. En agissant ainsi, il réalise comme autant d’autoportraits, au sens pictural du terme, en faisant des variations sur un même motif : lui-même.
Cette captation de la lumière est d’autant plus forte que Gallo lui administre un allié fondamental : le son. Rarement a‑t-on vu un film dans lequel la partie auditive, qu’elle provienne des bruits extérieurs ou de la musique méticuleusement triée et intégrée par le cinéaste, participe autant à l’atmosphère crépusculaire. La tristesse terrible qui émane de ce film, et ce avant même le dénouement, provient avant tout du talent avec lequel le réalisateur a su créer grâce au son et à la lumière un sentiment de douceur inouï. Dès le début, lorsque la course de moto est filmée, le volume va et vient. Durant tout le film sera maintenu un niveau sonore assez bas. Le ronronnement de l’extérieur, du lointain, ainsi que celui du moteur, accentue l’idée de répétition, l’idée d’une longue coulée qui nous berce et dans laquelle on s’oublie, on s’abandonne, comme dans un pré-sommeil. Ce qui est arrivé à cet homme, nous ne le saurons qu’à la fin du film. Mais entre-temps, le talent du cinéaste contribuera à créer grâce aux éléments purement auditifs et visuels les conditions sensorielles visant à nous faire sentir la profonde détresse de ce personnage. Plasticien et musicien, Gallo sait manier la matière, la lumière et les sons, afin non pas d’évoquer un fait, mais plutôt un état physique face au monde.
Et bien sûr il y a aussi la musique, le choix des chansons et de l’instant de leur rencontre avec l’image. Non pas une musique d’accompagnement, non pas une transition, ou une référence à tel personnage, mais tout simplement une interaction en vue de créer un effet simple et dévastateur. L’association de l’image montrant Bud conduisant dans le quartier de son enfance, plan magnifique laissant apparaître grâce au soleil et au contre-jour des teintes jaunes, oranges et violettes, est d’autant plus belle et mélancolique qu’elle est accompagnée par un morceau de Jeff Alexander dans lequel une guitare sèche suit une chanteuse reprenant d’un simple murmure la mélodie. De même, et tout simplement, le simple défilement du paysage accompagné par le sublime « Milk and Honey » du non moins sublime Jackson C. Frank offre un moment de spleen ultime.
L’unité perdue
Dans la première heure du film, nous suivons le dénommé Bud Clay qui, après avoir disputé une course de moto, rentre chez lui en Californie. Mais, au fur et à mesure des minutes, il apparaît clairement que cet homme vient de vivre un drame personnel dont nous ignorons la nature exacte. Sur la route qui le ramène chez lui, et donc vers l’origine du drame qu’il vient de vivre, ce personnage rencontrera trois femmes plus ou moins jeunes, avec lesquelles il ne restera pas plus de quelques minutes, parfois pour une étreinte fugitive, sans lendemain. Portant sa tristesse et le poids de sa faute, il ne peut se fixer quelque part, reprendre pied dans une communauté et fonder un foyer. Son existence ne sera qu’une longue dérive laissant place à quelques rencontres vite abandonnées. Rien évidemment ne se poursuit, car rien ne peut se poursuivre. À ce titre, la scène dans l’aire de repos est symptomatique d’un état psychologique allant de pair avec une situation géographique. Ce lieu particulier, présent sur les grands axes routiers, est un peu l’espace de transition par excellence. Personne n’habite dans ces endroits, rien ne s’y construit, toute relation ne peut être que sans lendemain et laissera chacun à sa solitude. La femme qu’il rencontre alors semble exténuée, déprimée, portant sur son beau visage le poids des ans et des souffrances. Bud ne peut que la remarquer, s’attendrir et la consoler un tant soit peu, avant de repartir alors qu’elle essaye de le retenir. Mais ce qui frappe avec ces apparitions, c’est une fois encore la beauté lumineuse de ces visages, le regard porté sur ces femmes. Grâce au rythme et au minimalisme de ce film, celles-ci s’offrent à nous dans toute leur nudité et leur fragilité. Jean-Luc Godard, qui a programmé le film lors d’un carte blanche en 2005, dira dans une interview parue dans Libération à l’occasion de son exposition à Beaubourg : « Que cherchait-on alors ? Filmer des garçons et des filles qui, lorsqu’ils verraient le film, s’étonneraient de se voir eux-mêmes et au monde. C’était ça, l’ambition instinctive. Il y avait un aller, et le film apportait le retour. J’ai encore ressenti ça avec un film de Vincent Gallo. »
Dans la dernière demi-heure, le personnage retrouve celle qu’il a quittée et qui le hante. Le spectateur comprend alors les raisons exactes du malaise ressenti depuis le début du film. Mais après ces retrouvailles avortées, et une scène de fellation grâce à laquelle le personnage pensait de façon minable et pathétique retrouver un semblant de virilité et de pouvoir sur cette femme, Bud se retrouve finalement seul dans la chambre. La réconciliation n’a pas eu lieu, et toute reprise d’une vie normale semble exclue. Le plan d’après, il est à nouveau dans sa camionnette. À l’instar de la dernière scène de La Prisonnière du désert, tout retour en arrière en vue de vivre et de s’insérer dans la communauté s’avère impossible. Dans le film de Ford, malgré la fin heureuse, le personnage interprété par John Wayne ne rentre pas dans le foyer. La porte se referme, le laissant dehors, seul, condamné à errer à l’infini avec sa haine et ses remords. Le dernier plan de Brown Bunny nous montre Bud conduisant, de profil, avec en arrière-plan, à travers la fenêtre du véhicule, un paysage qui, en raison de la vitesse du défilement, est d’un blanc agressif. L’image se fixe alors que le son continue, puis le générique de fin apparaît. La dérive de cet homme n’aura donc, elle, pas de fin. Le blanc en arrière plan semble brûler l’image, telle la pellicule qui se consume lors des ultimes secondes de Macadam à deux voies de Monte Hellman. Le propre de ces road-movies est de ne pas avoir de fin. L’errance de ces personnages n’est qu’une lente mais inévitable chute dans le néant.