En un autre temps et un autre lieu, le générique d’un film de Vincent Gallo aurait suffi à lui décerner le titre d’auteur. Aujourd’hui, quand son nom apparaît à répétition à l’écran, face à presque tous les postes-clés de son dernier film, la salle ricane à n’en plus finir. Il faudrait lui rappeler, à cette salle, que Vincent Gallo ne cumule pas beaucoup plus ses mandats qu’un Satyajit Ray (qui composait la musique de ses films) ou encore un Sacha Guitry (qui en volait la vedette). Il est probable qu’on ne pardonne plus à un artiste sa solitude – cette tour d’ivoire qu’il construit pour « se recueillir » – ou, alors, qu’elle semble à tous (à ces « autres » que rassemble le public, cet indispensable ennemi) irrémédiablement suspecte. Certes, s’il faut bien reconnaitre que Promises Written in Water est relativement peu peuplé (deux personnages), on ne peut pas lui retirer ceci : qu’il est habité comme peu de films présentés à cette Mostra – à l’exception peut-être de l’Essential Killing de Jerzy Skolimowski avec, pour premier role, je vous le donne en mille, Vincent Gallo. Habité comme on dirait : hanté, parcouru, transi, visité ; traversé par un influx électrique intense, secoué par une série continue de phénomènes magnétiques. On le sait depuis The Brown Bunny, Gallo évolue dans un entre-deux spectral, dans une survivance post-mortem à la catastrophe intime (la rupture), dans une brèche où tout le visible n’est qu’une interférence apparente entre deux mondes : l’ici et l’au-delà.
Rarement un film se sera aussi impudiquement livré au spectateur comme les décombres, encore fumantes, d’une catastrophe. Rarement la beauté d’un film aura tenu d’aussi près à son propre état de ruine. La rondeur, la circularité, la rigoureuse homogénéité formelle de The Brown Bunny sont désormais bien loin (cette distance se mesure : sept ans). Promises Written in Water a le souffle court (soixante-quinze minutes au gout d’inachevé), il avance claudiquant, il affiche une bigarrure temporelle très rugueuse, bref, il se présente comme infiniment plus fragile que son prédécesseur. On dirait que tout s’y brise sous nos yeux, que le bris, avec toute son irrégularité de hasard, y tient lieu de figure dominante. Vincent Gallo y évolue presque seul, englué dans une magnifique photographie noir & blanc. Croque-mort hagard et angoissé, ressassant la trahison dont il fut la victime, son personnage enterre les femmes à tour de rôle. Sa parole, empêtrée dans la névrose, décrit des boucles psychotiques, sapant la continuité du film par un vertige ivre, où tout semble devoir recommencer sans fin, où l’aliénation du personnage et sa terrifiante captivité se révèlent à nu.
Le narcissisme, qui irrite tant chez Gallo – peut-être moins, d’ailleurs, que son insolente et talentueuse polyvalence – est pourtant un problème partagé par tous les acteurs qui, à un moment de leur vie, se sont placés à la fois devant et derrière la caméra. Au moins, Gallo ne le dissimule pas derrière un personnage et une fiction qu’il se serait taillés à son avantage : il exhibe tel quel son égocentrisme. De fait, tous les narcissismes ne sont pas également féconds. Si celui de Gallo fait mouche, c’est avant tout par la dialectique infiniment complexe qu’il décrit entre Soi et l’Autre. Son narcissisme, paradoxalement, est travaillé par et renvoie à l’Autre, cette pauvre créature qui, par amour, est conduite à se frotter à l’incandescence du Dieu-Gallo, à s’y bruler les ailes. Il se manifeste donc, étonnamment, par une peur constante et dévorante pour l’Autre – la Femme – dans la mesure où il sait sa destruction irrémédiable. Du coup, les films de Gallo documentent une drôle d’existence, celle des monarques, celle des génies, celles des hommes supérieurs, des Zarathoustra : attirant et irradiant les hommes de par leur seule condition, ils se condamnent à errer sans fin sur la barque de Charon, sur ce fleuve qui attache le monde des morts à celui des vivants.