The Brown Bunny : le corps spectral de Vincent Gallo, rongé par la douleur, avale mètre par mètre les routes des États-Unis et trouve temporairement refuge dans un quotidien bien réglé : motels, volant, musique folk, stations-service… À 7000km de là, au Danemark, les corps nus et ordinaires de la troupe des Idiots de Lars von Trier se pourchassent dans le jardin d’une grande maison bourgeoise. Ce sont là quelques unes des images fortes et rémanentes de ces films qui montrent le deuil de personnages déchirés par la douleur, qui œuvrent à faire sortir leurs spectateurs de leur « zone de confort » et qui emploient des structures narratives et formelles quasi homologues.
Déconnexions
La perte d’un enfant, la perte d’un amour. Les Idiots et The Brown Bunny, ce sont deux histoires de deuil où Karen (jouée par Bodil Jorgensen) et Bud (le personnage de Vincent Gallo) sont amenés à se déconnecter du monde réel pour supporter leur peine et leur culpabilité. Pour Bud Clay, la mise « hors du temps » a lieu au travers de la magnifique scène d’ouverture. Nous sommes sur un circuit où se déroule une course de motos. La caméra capte leur ballet, leurs rondes incessantes. On ne cherche pas à suivre la course. Le son se démarque des images, les rugissements des machines s’estompent, ressurgissent, disparaissent. Le Grand Prix devient une abstraction, Bud tourne en rond sur son circuit, ne va nulle part, s’enferme dans ses rotations stériles et se désolidarise lui aussi du monde réel. Pour Karen, dont l’histoire sert de fil rouge aux Idiots, la déconnexion est progressive. La première étape en est la rencontre avec les membres de la communauté des « idiots », lors de laquelle Karen accepte de suivre Stoffer et sa bande, puis de rester de jours en jours avec eux, n’ayant plus le courage de retourner affronter les tourments qu’elle parvient à maîtriser en leur compagnie.
En sortant du monde réel, Karen et Bud trouvent à s’abriter dans des mondes substitutifs dont la teneur diffère. Bud part sur la route et y entame un long cheminement géographique qui fait écho à son parcours psychique. Parce qu’il ne peut pas faire face à sa douleur et à sa culpabilité, il va tenter de se dissoudre dans les grands espaces, dans l’anonymat des motels et des routes. Son être s’efface, son fantôme trace le chemin. Si l’itinéraire de Bud s’apparente à un voyage, celui de Karen est davantage celui d’un enfermement. Karen va trouver refuge dans un personnage qu’elle n’est pas et abandonner la vie qui est à l’origine de ses souffrances. Alors que Bud avance en s’estompant, Karen mute et s’emmure dans son nouvel « elle ». Lorsque elle pense au monde « réel », à sa vie d’avant, à ce qui est extérieur au groupe et à la maison des « Idiots », elle est toujours à la fenêtre, comme si elle était emprisonnée à l’intérieur : c’est là qu’elle prend le téléphone pour appeler sa famille, qu’elle déclare qu’elle n’a pas le droit d’être aussi heureuse et qu’elle « fait l’idiote » pour la première fois. Lorsque après avoir été choquée par l’orgie de caviar elle décide de renouer avec le « vrai monde », c’est encore la fenêtre qui lui rappelle de quel coté elle se situe, lorsque l’envoyé de la mairie apparaît à travers les carreaux et interrompt son coup de fil. La seule scène où Karen pense au monde extérieur sans être à la fenêtre est également lourde de symbole : elle est en larmes à la piscine, flottant à la lisière de l’eau et de l’air, maintenue à flot par ses nouveaux amis, prête à sombrer ou à retrouver l’air.
Dans The Brown Bunny on exprime son mal-être en ingurgitant : on avale les miles, on engloutit les sexes. Dans Les Idiots on a plutôt tendance à régurgiter : on crache, on bave, on pisse sa peur et sa bière. Tout comme Karen, Bud se rapproche d’inconnu(e)s, il a besoin de contacts. Attiré comme un aimant par les filles au nom de fleur qui croisent sa route, il s’abîme dans des flirts inconséquents et consomme ce qui lui reste d’énergie dans de vaines tentatives pour revivre son amour. Karen se crée une nouvelle vie, Bud veut ressusciter la sienne. Mais contrairement à Karen, qui se barricade dans « son idiot intérieur » et qui choisit de ne pas revenir à la réalité en se coupant définitivement de sa famille dans une scène finale bouleversante, Vincent Gallo finit par extirper son personnage du monde parallèle dans lequel il se protège de ses souffrances. Il referme la parenthèse qu’il a ouverte sur le circuit de moto avec une autre parabole magnifique : la séquence du désert de sel, où il commence à s’enfoncer dans les étendues blanches jusqu’à se dissiper dans les nuages de chaleur avant d’opter pour le retour à la réalité plutôt que pour la perdition.
Structures filmiques
S’il est relativement conventionnel d’aborder les phénomènes de « déconnexion » lorsque l’on traite de la perte de l’être aimé, Vincent Gallo et Lars von Trier se distinguent en employant une structure narrative similaire et très singulière. La première partie de leur film installe un schéma répétitif. Bud Clay trace la route. On l’accompagne dans les longues heures monotones qu’il passe au volant et dans la redondance de son quotidien de voyageur. Les soixante-dix premières minutes des Idiots ne sont qu’une succession de saynètes dans lesquelles la troupe d’amis joue les handicapés mentaux et se confrontent à l’inconfort des gens. Les « idiots » vont au restaurant, à la piscine, en forêt, dans un bar, visitent une usine, vendent des décorations de noël, reçoivent un oncle, un groupe de « vrais » handicapés, le représentant de la mairie ou un couple d’acheteur pour la maison qu’ils squattent. Si chaque « sketch » est porteur d’une progression dramatique qui lui est propre, celle du film stagne : notre communauté d’idiots est installée dans un train-train régulier.
Cette première partie « plane » est interrompue dans les deux films par un véritable électrochoc : une scène de sexe crue, frontale et non simulée qui marque une rupture nette avec le rythme uniforme. Dans son hallucination, Bud voit surgir Daisy – son amour perdu – et expie sa frustration et sa culpabilité dans une fellation libératoire (pour répondre à une critique récurrente faite à The Brown Bunny, le contexte du fantasme justifie pleinement « l’utilisation » d’un sexe de « gros calibre »). L’orgie sexuelle des Idiots est quant à elle la concrétisation de l’envie exprimée par Stoffer (une partouze de « débiles »). Le fantasme sexuel se matérialise-t-il dans ces films car les personnages sont libérés des contraintes et des retenues du monde réel dont ils se sont mis en congé, ou parce qu’il permet un retour vers la réalité, sa permanence et son invariance jouant le rôle de pont entre le monde « substitutif » et la vraie vie ? Si la réponse est probablement difficile à établir, la secousse scénaristique engendrée dans les deux films par les scènes de sexe a pour effet d’initier la résolution des histoires. Dans Les Idiots, le groupe commence à se déliter, d’abord avec le départ de Josephine puis avec les refus d’Axel et Henrik d’étendre le champ de leur « idiotie » à leurs proches, ce qui rend possible la scène finale où Karen, dans une tentative désespérée pour éviter la dispersion du groupe, rompt avec sa famille et révèle la mort récente de son petit garçon. Dans The Brown Bunny, le flash-back de la soirée fatale intervient immédiatement à la suite de la scène de fellation et clôt le film. Ces structures narratives inversées permettent de concentrer une grande partie de la charge émotionnelle des films dans leurs dernières minutes. Mais ce n’est pas seulement le dénouement qui survient dans ces scènes finales, c’est tout le sujet – et donc la richesse – des films qui y est dévoilé (pour être précis, la dernière scène des Idiots ne concerne qu’une des histoires du film : celle de Karen). Mais la grande pertinence de cette structure narrative inversée, c’est qu’elle reflète les mécanismes du deuil : la mort est bien entendu à l’origine du deuil, mais elle doit surtout en être son aboutissement, le deuil consistant à accepter la perte de l’autre. La mort « véritable » n’intervient ainsi dans l’esprit des proches qu’à la fin de leur deuil, c’est-à-dire à la fin des films.
Les films ont aussi de nombreux points communs formels : gros grains, cadrages décalés, images tressautantes, qui expriment avec insistance que l’on n’évolue décidément pas dans la sphère du cinéma classique. Le « délabrement » des images peut être lu comme une évocation des vies dévastées de Bud et de Karen ou comme le témoin de leur évolution dans des « mondes substitutifs » séparés du monde réel. Contrairement à l’ambition affichée de Dogme 95, qui était de libérer le cinéma du joug de l’illusion pour mieux voir le réel, l’image brute des Idiots contribue peut être à renforcer l’impression que ses personnages évoluent dans un monde à part, expérimental, distinct de la réalité.
Éprouver le spectateur
The Brown Bunny et Les Idiots travaillent constamment à troubler les habitudes du spectateur et à jouer leurs partitions en dehors de sa « zone de confort ». Le « vide narratif » de plus d’une heure par lequel commence The Brown Bunny a eu raison des moins résistants. La détresse de Karen transparaît dès le début des Idiots, mais aucune explication n’est fournie, le spectateur est seul face à cette douleur mystérieuse, sans pouvoir en appréhender ni la gravité ni l’étendue. On ne prend d’ailleurs pas toute la mesure de ses souffrances, car le film ne la traite au départ que comme un personnage secondaire, noyé dans la « problématique » du groupe. Cette « problématique », qui consiste à simuler le handicap pour mettre les gens mal à l’aise, est elle-même éprouvante à suivre. Le spectateur est ainsi ballotté entre le plaisir procuré par les attaques contre la tradition bourgeoise et par le malaise provoqué par le complet manque de respect du groupe, qui explore avec assiduité toutes les teintes de gris, du gris clair au gris le plus foncé. La gêne est renforcée par la construction en faux documentaire des Idiots (qui préfigure même avec brio les reality-shows avec des séances « interview confession » et la scène de séparation digne d’une élimination de la Star’Ac où Karen dit un mot d’adieu à tous ses amis), ainsi que par les images déroutantes.
Ces films ne fonctionnent pas en essayant de transmettre les sentiments des personnages, mais en reconstruisant des sentiments similaires chez le spectateur : lorsque Bud erre, le spectateur est tout aussi perdu que lui car il n’a pas connaissance de la mort de Daisy. Il déambule donc également dans le film, sans pouvoir jouir de la hauteur de vue « classique » qui lui permettrait d’appréhender la totalité de la situation : ses causes, ses manifestations et ses conséquences potentielles. The Brown Bunny et Les Idiots harcèlent également leurs audiences en leur infligeant plusieurs « claques », arrière-goûts miniatures de ce qu’ont pu vivre leurs personnages. Il y a d’abord les chocs des scènes finales, décrits plus haut, mais aussi les chocs des scènes de sexe, qui sont pénibles en première lecture car elles contiennent toutes deux un mélange d’éléments que nos sociétés ont pris l’habitude de considérer comme étant plus ou moins incompatibles : sexe pulsionnel (fantasmes de Bud et de Stoffer), sexe amour (entre Jeppe et Josephine et fin du rapport entre Bud et Daisy) et sexe contraint (Suzanne qui se fait initialement pourchasser pour participer à la partouze, Daisy que Bud astreint à la fellation). C’est en grande partie grâce à ces éléments a priori déroutants pour le spectateur que Lars von Trier et Vincent Gallo sont parvenus à produire avec Les Idiots et The Brown Bunny deux œuvres qui ont sans aucun doute contribué à développer et à repousser les limites de ce que peut être l’expérience cinématographique aujourd’hui.