Tishe ! (« Silence ! ») s’inspire de la première photographie, prise par Niepce en 1827 : View from the Window at Le Gras. À partir de ce dispositif simplissime, la caméra de Victor Kossakovski réveille l’apparente tranquillité d’une rue banale pour orchestrer le ballet cocasse et pitoyable de la comédie humaine. Une humble et magistrale leçon de cinéma.
Il s’en passe des choses dans une rue. Un jeune homme attend une jolie fille, un bouquet de fleurs à la main, tandis qu’un chien vient renifler près de ses chaussures sous l’œil indifférent de sa maîtresse. Une vieille dame remplit des sacs de neige glanée sur un banc. Un couple apparemment ivre se dispute pour de faux avant de s’enlacer sous la pluie, les pieds dans l’eau. Un camion patine dans la boue. La pluie tombe. Le temps passe. La vie continue. Pendant un an, quelques jours par trimestre, le documentariste Victor Kossakovski a posé une caméra à sa fenêtre, enregistrant dix heures du ballet ordinaire qui se joue dans une rue de Saint-Pétersbourg. Condensé en quatre-vingts minutes, Tishe ! n’a rien d’une tentative d’épuisement d’un lieu pétersbourgeois. Derrière la simplicité extrême du dispositif, ce cadre évident qu’offre la fenêtre sur la scène urbaine, il y a bien un cinéaste, un regard attentif aux bruissements du monde qui n’accrochent plus l’œil quotidien mais auxquels l’écran de cinéma vient offrir l’espace d’une vision nouvelle.
La démarche de Kossakovski est intuitive et poétique. Le réalisateur filme sans objectif, guidé par son seul instinct qui témoigne de l’état d’alerte patiente et attentive animant son cinéma. Kossakovski est conscient que pourra surgir sous sa fenêtre des petits riens, tour à tour tendres ou bouffons, comme autant d’histoires qui se racontent à travers des anonymes. La chorégraphie du quotidien est ponctuée de gros plans, qui tirent le figuratif vers l’abstraction plastique (la surface irisée du goudron dans la rencontre de la lumière et de la pluie) ou révèlent des microcosmes plein de poésie (une touffe d’herbe survit, obstinée, dans une lézarde du bitume ; des morceaux de plastique dansent dans la brise avant d’achever leur ronde vaporeuse dans une flaque, sous le regard d’un moineau). Face à Tishe !, on contemple un geste, une posture ou une texture comme pour la première fois. Le film est avant tout une invitation à regarder le monde, sans le relais du spectaculaire pour réveiller nos sens et imaginaires anesthésiés, parfois, par un étouffant trop-plein d’images. La patience se trouve toujours récompensée par des scénettes de la comédie humaine interprétée par des ouvriers, des amoureux, des petites vieilles, des chiens, un pigeon, la neige, le vent.
Pour autant, le cinéaste n’abandonne pas ses prélèvements au flux continu d’une illusoire neutralité. Les mouvements d’appareils, les cadrages, les zooms, le reflet furtif de son visage dans la vitre soulignent la contradiction de l’objectivité au profit de l’affirmation d’un regard singulier. Tishe ! assume sa subjectivité et guide notre regard par des choix de montage, et l’association insolite des images à une bande sonore décalée, qui surprenait déjà dans Belovy. Une musique de ragtime jouée sur un piano bastringue emporte l’épisode des amoureux enivrés vers des territoires de fiction burlesque ; les dissonances humoristiques d’un piano sur une scène aussi anodine qu’une discussion amicale sur un banc ou une femme balayant la rue, creusent des écarts où se glisse l’imaginaire. Un chant lyrique accompagne les gros plans sur le sol humide, rougi par les éclairages nocturnes de la ville, et la banalité du goudron est transmuée en chair souffrante, presque sanguinolente. Régulièrement, un coin du bitume est cassé puis rebouché, pour préparer la rue aux célébrations du 300e anniversaire de la ville. Cette étrange ritournelle, proche du gag, rythme le film avec cet art savant des ruptures de ton qu’affectionne Kossakovski. Sa répétition, filmée le plus souvent en un accéléré qui étouffe les voix en un inaudible galimatias, convoque l’absurdité de Tati en même temps qu’elle transporte le poétique vers le politique. Ce morceau de bitume, personnage à part entière du film, fonctionne comme métaphore de la Russie contemporaine, incapable de faire de véritables progrès. La terre n’est jamais laissée en paix, éventrée puis pansée d’une couche de goudron qu’on ne laissera pas cicatriser, comme si ses blessures étaient vouées à ne jamais guérir.