Après Tishe ! et Belovy, Potemkine poursuit l’édition des documentaires de Victor Kossakovski avec ¡ Vivan las Antipodas !, sorti sur nos écrans en mars dernier. « Et si je traversais complètement la Terre ? Ce serait drôle d’arriver parmi ces gens qui marchent la tête en bas ! On les appelle les Antipattes, je crois… Il lui sembla que ce n’était pas le bon mot. » Placée en exergue du film, l’extrait d’Alice aux pays des merveilles donne le ton. Le dernier film de Kossakovski sera un voyage enfantin à travers la planète porté par une curiosité malicieuse. Un rêve de gosse… à 1,5 millions d’euros.
On est bien loin de la modestie des films antérieurs de Kossakovski. On est même aux antipodes (qu’il affectionne au point d’en avoir fait le sujet de son dernier film) de Tishe !, son précédent long-métrage. ¡ Vivan las Antipodas ! semble prendre le contre-pied total de cet humble projet hyper-localisé en se lançant à l’assaut de la planète avec un budget inhabituellement ambitieux. Le cinéaste est allé filmer quatre paires de points antipodaux, quatre couples topographiques réunis par les hasards de la géologie : Shanghai et le hameau argentin d’Entre Rios, le lac Baïkal en Russie et une ferme perdue dans la Patagonie chilienne, un village du Botswana et une île de Hawaï, une forêt espagnole et une plage néo-zélandaise. Combinaison d’imaginaire fantasque et de géographie, le projet du cinéaste répond à son amour pour la photographie, le cinéma et la nature, dans laquelle le jeune Victor attendait patiemment, armé d’un appareil photo, une image extraordinaire.
Et on manquerait presque d’adjectifs pour qualifier la beauté renversante (littéralement !) de celles qui composent ce voyage contemplatif. Chaque plan est un éblouissement, une célébration joyeuse du monde qui fait fi, non sans impertinence, des questions écologiques et des problématiques politiques ou économiques qu’elles soulèvent. Victor est comme un gamin émerveillé, prenant le contre-pied total de l’alarmiste Yann Arthus-Bertrand, qui jouait au Père-la-morale dans son prétentieux Home. Loin de transformer ses plans, comme le faisait ce dernier, en jolis fonds d’écran Windows, l’image de Kossakovski est emplie de lueur, d’éclats et de textures, cristalline et nébuleuse. Elle ne manque pas au passage de ramener à la surface quelques interrogations quant au devenir de la captation du monde : tandis que le cinéma de fiction tend à s’enferrer dans un naturalisme paresseux dès qu’il s’agit de montrer le réel, comme s’il fallait le gainer de grisaille sans relief pour le mettre à nu, la voie du documentaire poétique refuse de confondre vérité et austérité. Kossakovski s’ouvre ainsi à l’espace, à sa profondeur, aux variations de sa lumière, creuse l’imaginaire pour extraire des images avec la même grâce utopique qui les retournent pour entrechoquer peuples et paysages. D’un côté, un berger solitaire se lève ; de l’autre, des femmes russes vont se coucher. Deux frères gardent un pont où passent de rares voitures dans un coin paumé du Chili tandis qu’à Shanghai se bousculent des cyclistes. Chaud et froid, agitation et solitude, relief et creux, vide et plein… le cinéaste traque les contradictions comme autant d’antipodes au carré, imaginant un dialogue où le monde se répondrait, jamais satisfait du même, battant au rythme des contrastes.
Cette chasse aux antipodes, obstinée, finit néanmoins par étouffer le film en fermant l’accès à l’aléatoire qui faisait le charme ludique des précédents films du réalisateur. ¡ Vivan las Antipodas ! s’épuise vite, volontairement soumis à son dispositif. Les retournements de caméra ne sont pas sans rappeler La Région centrale de Michael Snow. Sans aller aussi loin dans l’expérimentation en s’accordant des pauses sur des esquisses narratives, l’étourdissement de sa caméra a aussi à voir avec une expérience de la vision. Le film lance un défi à la représentation, à l’horizontalité qui gouverne les images paysagères du cinéma. Il est d’ailleurs hanté par les reflets sur de larges surfaces d’eau, qui dessinent de nouveaux horizons en mettant le monde sans dessus dessous. Telle une camera obscura, son écran retourne le réel, et passe de l’autre côté de la Terre comme Alice traversait le miroir. L’ivresse, toutefois, finit par griser, et ouvre les portes d’une certaine somnolence, un peu moins merveilleuse. Limité à son pitch, ¡ Vivan las Antipodas ! n’avance plus qu’à une seule vitesse, et tend à se complaire dans son formalisme, tournant un peu en rond autour de notre belle planète. Alors, comme satisfait de son principe, il accomplit l’étrange paradoxe d’être aussi magnifique que vain.