Victor Kossakovski fait des films depuis trente ans et la discrétion qui entoure son œuvre en France n’a d’égal que la recherche spectaculaire qui l’irrigue. Le cinéaste russe envisage le geste documentaire comme un coup de force expérimental : qu’il soit immense (les antipodes de la planète dans ¡Vivan las Antipodas !) ou infime (une rue de Saint-Pétersbourg filmée pendant une année dans Tishe ! ou la vie d’une truie dans Gunda), le réel tel que le regarde Kossakovski est toujours matière à des tableaux monumentaux. On pourrait même qualifier ce dernier de « cinéaste pompier », non sans raison. Sa mise en scène, pas des plus légères, recourt à de nombreux effets emphatiques – une musique expressive, des ralentis jusqu’à plus soif et d’amples mouvements d’appareils – pour mieux magnifier le monde, qu’il enveloppe d’une solennelle et irréelle beauté. Il faut pourtant se garder de ne voir en lui qu’un ersatz de Yann Arthus-Bertrand : son œuvre s’inscrit plutôt, toute proportion gardée, dans le prolongement du cinéma poétique d’Artavazd Pelechian.
À l’instar des Saisons ou de La Nature, les deux derniers films de Kossakovski, Aquarella (sur l’eau) et Architecton (sur la pierre) sont des récits d’images quasi dénués de parole qui reposent sur des montages vertigineux esquissant, à travers la mise en circuit des plans, les grands cycles de la vie et de la destruction. S’attachant au trajet et aux métamorphoses de la pierre dans notre monde industrialisé, de son extraction à sa déjection, le grand spectacle minéral orchestré ici par Kossakovski n’a certes pas la finesse des compositions de Pelechian, entre les plans de drone et l’incessant « pin-pon » de la bande originale. L’effort technique parfois inouï (on pense à certains plans de dynamitage et d’éboulis) confère toutefois au film quelques moments de grâce, où le cinéma se fait l’appareil d’une révélation et dévoile la vitalité, d’abord invisible, de la nature : dans Architecton, les pierres dansent, et ce n’est pas la moindre raison d’y jeter un œil.
Et des hommes
On peut d’ailleurs s’amuser à voir en Architecton une variation désenchantée de la formule fondatrice des alchimistes – en quelque sorte, les derniers animistes occidentaux. V.I.T.R.I.O.L. : c’est dans les profondeurs de la terre (Visita Interiora Terrae) que l’Homme, en transformant trop la matière (Rectificando), préfigure sa propre fin. La pierre cachée (Occultam Lapidem) que l’on découvre au bout d’un des plus beaux mouvements du film – la caméra mouvante traverse alors la montagne en accompagnant la transmutation du calcaire en sable à ciment – ne serait que le disgracieux béton, dénué de toute propriété philosophale. Ni or, ni éternité : le film, qui s’ouvre sur les images d’immeubles effondrés en Ukraine, est ainsi obsédé par la périssabilité de notre monde bâti, et au-delà questionne la logique éphémère et destructrice qui régit la pensée architecturale contemporaine. Pour ce faire, il met en tension deux horizons géométriques : s’opposent sans cesse dans le flux des images (des ruines antiques aux grandes carrières de pierre) les cercles et les angles. Kossakovski, comme l’architecte Michele De Lucchi, dont le petit chantier d’un « cercle de vie » dans son jardin sert de fil rouge au film, confèrent aux formes architecturales le pouvoir de « modeler » les sociétés. La rectangularité serait la clef de l’industrialisation et de la monumentalité tandis qu’en contrepoint, la circularité que défend l’architecte – s’exprimant à travers l’érection laborieuse, pierre par pierre, d’un disque enserrant une terre sacrée et inviolable – s’inscrit dans une recherche d’harmonie avec la nature.
C’est là que le bât blesse : la dissertation architecturale tourne court et son message apparaît un peu brouillon. Car la mise en scène est éprise de monumentalité : s’ils enregistrent certes la destruction systématique du vivant (et donc du minéral), ces plans spectaculaires trahissent un regard, si ce n’est déférent, au moins ébahi à l’égard des œuvres gigantesques. Qu’on ne construise plus pour l’éternité, voilà ce que le film paraît surtout regretter. La petite démonstration de De Lucchi, tournée vers l’utopie sociale et écologique, appuie paradoxalement le sentiment de vanité qui émane de l’ensemble. Qu’on considère simplement la manière dont l’homme est dépeint en vieux sage, avec sa barbe blanche, ses grands airs de philosophe antique et sa condescendance affichée pour ses deux ouvriers. Une discussion d’égal à égal entre le grand architecte et le cinéaste russe achève l’ensemble d’une note orgueilleuse et anthropocentrée : on y voit deux colosses de la pensée dissertant sur la meilleure manière de bâtir le monde.