La collection documentaire de Potemkine s’enrichit de deux nouveaux DVD. Après Genpin de Naomi Kawase et Nous les enfants du XXe siècle de Vitali Kanevski, et en attendant La Bête lumineuse de Pierre Perrault (dont la sortie est prévue en septembre), elle accueille deux films de Victor Kossakovski. Belovy (1993) et Tishe ! (2003) sont les petits trésors d’un cinéaste qui appartient à cette prolifique génération de documentaristes russes, avec Sergei Loznitsa, Vitali Manski et Sergey Dvortsevoy.
À bord d’un petit bateau, la caméra filme une rivière. Plans larges sur le paysage et les berges, plans rapprochés sur le mouvement de l’eau, les images évoquent les avant-gardes françaises des années 1920 et leur poétique du fluide. Dans un noir et blanc granuleux à l’impressionnante beauté plastique, elles nous bercent et nous emportent doucement dans le mouvement du monde, comme dans un songe éveillé. Immédiatement surprend la bande-son, un chant hindou en complet décalage avec les images attendues d’un documentaire qui s’apprête à brosser le portrait d’une famille rurale dans un petit village russe. Cet écart donne le ton d’un film polyphonique, qui ne cessera de jouer avec les ruptures, oscillant entre tragédie et comédie, glissant sans arrêt de la mélancolie au burlesque. Brisant sans cesse les attentes, Belovy est une gracieuse élégie qui semble danser sur le fil de la vie tendu en équilibre, sur lequel le moindre pas de côté vibre des promesses les plus loufoques.
Ce jeu de bascule n’a cependant rien de l’effet stylistique gratuit qui viendrait combler les grands vides d’un morne quotidien. Il s’accorde parfaitement à son sujet, faux couple qui ne cesse de nous étonner depuis le fin fond de la Russie rustique. Kossakovski souhaitait filmer une famille « authentiquement russe », comme il le dit dans l’entretien bonus, qui puisse correspondre à l’image qu’en auraient les étrangers : des êtres à la fois chaleureux et agressifs, imprévisibles et contradictoires. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il a su trouver en Mikhaïl et sa sœur Anna le duo idéal, un tantinet barré. Mikhaïl est un homme un peu rustre, amateur de vodka, philosophe à ses heures perdues qui discourt sur l’homme, la peine capitale, l’État ou le pouvoir soviétique. Anna, plus pragmatique, est une femme forte et sentimentale, qui parle avec une tendresse aussi maternelle qu’enfantine aux animaux (« mes belles, mon soleil ») comme aux objets (« ne tombe pas mon petit hangar »). Il faut voir cette scène où elle tente de sauver un hérisson taquiné par le chien, inquiète qu’il puisse se mettre à pleurer. C’est que la vieille dame est une boule d’émotions qui peut en quelques secondes passer du rire aux larmes. On ne sait plus, parfois, si Anna est folle ou formidable lorsqu’elle chante et guinche à côté de son frère ivre mort sur le sol de la cuisine, les rires entrecoupés de pleurs qui ramènent les douleurs de l’existence à la surface. Et on ne veut pas le savoir tant le spectacle qu’offre le plan-séquence, emporté dans cette danse absurde et bouleversante, nous étonne autant qu’il nous ravit.
« Nous sommes des gens ordinaires, il n’y a rien de spécial à filmer » dit la vieille dame au réalisateur. Ce serait sans compter sur le regard attentif et instinctif de Kossavoski, « amoureux », comme le précise Arnaud Hée dans son entretien bonus, qui parvient à transcender les petits morceaux de quotidien offerts à sa caméra par ce couple atypique. Engueulade fraternelle filmée comme une scénette burlesque, baignade bucolique enrobée d’une chanson de variété américaine de l’entre-deux-guerres… le son, comme souvent chez Kossakovski, dialogue avec l’image sans redondance. Les décalages sonores et les variations du montage accompagnent les modulations d’un quotidien qui résiste à toute univocité et contient autant de souffrances que de joies. Parce qu’il sait harmoniser la vie et le cinéma, Belovy s’accorde de la plus belle manière au désaccord de ce duo magnifique.