La France a découvert Victor Kossakovski lors du passage de ses films dans des festivals documentaires prestigieux : Nyons (rétrospective intégrale en 2001), Cinéma du Réel, Rencontres du cinéma documentaire de Montreuil. Ce jeune Russe affichait une particularité à faire frémir tout documentophile : il n’éprouvait pas l’angoisse historique du cinéaste documentaire face au réalisme. Vingt-cinq ans après son premier film, qu’en est-il de cette singularité ?
L’art et l’envie de Kossakovski n’ont jamais visé, que ce soit au travers du montage ou des effets (accélération des images, remaniement du son), à tirer la plus grande vérité des personnes filmées, mais à produire avant tout une certaine émotion et de la beauté picturale. Fou d’image depuis l’enfance, passionné de photo, de nature… la tentation du romantisme ne demandait pas plus d’ingrédients. À cela, Kossakovski mêle une approche des sujets qui les fait ressembler au point de départ d’une fiction : rechercher les 101 personnes nées le même jour que lui à St Petersbourg (Vendredi 19.7.1961, 1997), ou monter un film exclusivement composé d’images tournées depuis sa fenêtre (Tishe !, 2003). Il faut se souvenir que l’école russe – si l’on accepte d’en réduire ici l’histoire – a toujours préféré au réalisme la puissance poétique des images. Parmi d’autres, l’ombre de Tarkovski plane toujours sur les jeunes générations de cinéastes russes. Rien à voir, donc, avec la tradition du cinéma direct américain, ni même avec les films de dispositif français. Le choc était grand pour le public, d’autant que le fossé se creusait encore avec le travail d’autres cinéastes ayant grandi dans l’ancien bloc soviétique, tels que Sergei Loznitsa, ou – mais le cas est plus complexe – Aleksandr Sokourov. Au point qu’on a habilement comparé le cinéma de Kossakovski au réalisme magique en littérature, comme l’indique le dossier de presse, citant Sandor de Fluctuat.net.
Avec ¡ Vivan las Antipodas !, Kossakovski prend une fois de plus son élan sur un principe scénaristique fort : filmer des antipodes et ceux qui y vivent. À savoir quatre lieux et leurs stricts opposés géographiques : un pont désolé d’Argentine avec Shanghai, une île volcanique d’Hawaï pile en face du Botswana, des montagnes espagnoles sur la ligne d’une plage de Nouvelle-Zélande, des montagnes de Patagonie avec le lac Baïkal. Difficile de ranger le résultat dans une catégorie cinématographique. Jusqu’alors il nous semblait que les principes – ou les prétextes – de Kossakovski, guidaient ses films certes vers une puissance évidente, mais aussi vers un discours, sur l’homme ou sur la société. Or les hommes de ¡ Vivan las Antipodas ! n’existent à l’écran que pas leurs strictes tâches matérielles. Qu’ils gardent un pont, des moutons, l’entrée d’un ferry, perdent leur chien ou leurs enfants, ils ne sont jamais approchés au-delà de leur immédiate activité. Car Kossakovski semble bien plus fasciné par les paysages – magnifiques – les couchers de soleil – roses – les montagnes – enneigées – et les villes – grouillantes – que par ceux qui les habitent. À vrai dire, il semble même surtout aimer s’emparer d’éléments picturaux variés, les alterner, les cumuler, les faire résonner en parasitant leur perception. Ainsi, mêlant les images de deux antipodes, le réalisateur glisse dans les eaux d’un marais pour déboucher, à l’envers, au ras d’une autoroute, perturbant les sens et l’estomac des spectateurs. Les décentrements fluides de la caméra, les plans constamment débullés, appuient son envie de renverser les perspectives. Mais la beauté – car tout est beau jusqu’aux carcasses de porcs entassées sur des scooters – ainsi amassée et mixée, provoque le même écœurement qu’une fleur produite industriellement. De là à la pauvreté politique de La Terre vue du ciel il n’y a qu’un pas. Cette poursuite de la sensation s’accompagne en toute logique de la manipulation du réel, par exemple une mousse qui prend la pluie et qui s’épanouit à la vitesse d’une anémone. Mais ce qui gène davantage est le travail du son, qui semble direct mais dont on pourra se demander bien souvent s’il n’est pas augmenté, pour que les craquements de la lave soient plus impressionnants, que les pas des éléphants vibrent plus fort.
Les hommes au milieu de cette nature exultante n’ont guère plus d’épaisseur que les animaux, guère plus de complexité qu’un rocher. Et pas de mysticisme, il ne semble pas non plus que l’idée soit d’évoquer une quelconque puissance animiste. À voir les parallèles picturaux dressés entre la roche volcanique craquelée et la peau d’un éléphant, entre la forme d’un cachalot échoué et un bloc de gré, on aurait pu espérer un film tirant vers l’abstraction, puisant du centre de la terre la matière vivante qui fait l’homme éphémère et la roche pérenne, mais la beauté se veut trop claire, trop appuyée par le cadre. Elle ne pointe au mieux que vers un symbolisme pataud : on achève le film par l’enterrement du cachalot échoué tandis qu’à l’antipode, un vers devient papillon et s’envole. Produite avec 1 500 000 d’euros, cette super-production documentaire documente en fin de compte surtout le pouvoir de l’argent à mal accompagner les images. Il y avait plus de vrai, et de force, depuis le point fixe de l’appartement de Tishe ! que tout autour de la Terre dans ¡ Vivan las Antipodas !