Entre l’hommage consacré à Françoise Lebrun, l’exposition Alberto Mielgo et plusieurs séances spéciales (dont la projection couplée des Vertes années de Paulo Rocha avec son faux remake expérimental, Où est cette rue ?, réalisé par João Pedro Rodrigues et João Rui Guerra da Mata), la 13e édition du Festival international de La Roche-sur-Yon ne manquait pas de choix de programmation forts. Mais il arrive que la collusion des films et des images durant le temps resserré d’un festival s’arrime autour d’un fil conducteur imprévu. En l’occurrence, cette année à La Roche, il a beaucoup été question d’animaux.
L’âne
Toutes les séances étaient précédées de la projection de la bande-annonce de l’édition. La pratique, courante dans beaucoup de festivals, accouche souvent d’objets plutôt rébarbatifs et balisés : il s’agit de donner l’aperçu le plus large possible de la programmation, et dans le même temps de figurer le dynamisme auquel aspire un festival, dont la réussite se mesure avant tout par sa capacité à susciter une émulation collective autour des films (d’un point de vue arithmétique, le pari était réussi cette année, avec un nouveau record de fréquentation). On peut s’étonner que ces objets festivaliers se ressemblent tant d’une manifestation à l’autre, en cela qu’ils constituent en soi, au-delà des normes qui les codifient, un geste cinématographique d’assemblage de fragments hétérogènes dont le potentiel ludique reste la plupart du temps en friche. En la matière, la bande-annonce de cette édition, réalisée par Frédérik Bois, constituait un petit (contre)modèle du genre : tout en obéissant au cahier des charges usuel (balayage des différents temps forts, montage construit à partir d’un rythme galvanisant), elle témoignait aussi d’un art du télescopage et d’un goût pour les ruptures de ton, en ménageant par exemple une place de choix au surgissement de la voix de Lebrun dans un extrait de La Maman et la putain. De séance en séance, la répétition du segment permettait d’apprécier les différentes astuces du montage, parfois malicieuses, qui contrevenaient même ici et là à la part institutionnelle et consensuelle du format. Ainsi d’un raccord où le visage souriant et lisse de Gad Elmaleh, venu présenter Reste un peu, laissait place à celui d’un âne au visage hilare. Il y avait donc cette année à la Roche, en prélude de chaque projection, déjà un peu de cinéma.
Le cochon et la vache
Au sein de la rétrospective consacrée au travail de Françoise Lebrun, Le Cochon, coréalisé par Jean Eustache et Jean-Michel Barjol, était projeté, chose rare, en 16mm. Décision judicieuse : le crépitement de la copie et le noir et le blanc charbonneux renforcent la part terreuse d’un film centré sur une petite ferme des Cévennes où sont enregistrés, dans le détail, la mort et le dépeçage d’un cochon. Le titre se révèle rapidement trompeur : c’est bien le processus d’atomisation à partir duquel le cochon cesse, par la main de l’homme, d’être un animal pour devenir de la « viande », qui constitue le centre de gravité du film. Si l’on peut douter qu’Eustache et Barjol cultivent un regard critique sur les pratiques ritualisées observées (avant tout chose, l’organisation rigoureuse avec laquelle l’animal est exécuté puis préparé), la manière dont le documentaire retrace le démembrement et la transformation des différents composants du cochon en spécialités charcutières permet de mettre en lumière une mystification – un mot en remplace un autre, la forme même de l’animal se dissout, de chair en farce, de farce en saucisse.
Filmé cinquante ans plus tard, Cow d’Andrea Arnold, qui faisait elle aussi l’objet d’une rétrospective, dialogue indirectement avec le film d’Eustache sur un point : quand bien même il prend un animal pour titre, la façon dont les humains l’exploitent constitue son réel sujet. Arnold essaie pourtant, et c’est d’ailleurs la part la plus ratée du film, de capter, par de nombreux plans rapprochés sur l’œil d’une vache laitière, quelque chose de son intériorité, dans une perspective frôlant l’anthropomorphisme. Le film est toutefois plus convaincant lorsqu’il s’attarde sur les mécanismes industriels de la petite exploitation qui lui sert de décor – ni un gros complexe, ni une petite ferme, cette dernière témoigne d’une hybridation troublante entre l’usine et l’entreprise familiale. Si les humains sont la plupart du temps cadrés à la taille et leurs visages laissés hors champ (à quelques exceptions près), leur présence reste constamment palpable, notamment par leurs voix, dont le ton affectueux, voire mielleux (« good girl », répète-t-on à l’envie, dès que la vache obtempère aux ordres), masque, mais en partie seulement, la brutalité de ce qui s’opère. C’est aussi le rôle des chansons pop résonnant dans le complexe que de ripoliner l’horreur ordinaire à laquelle sont soumis les bovidés. Dans un dénouement qui n’est pas sans rappeler celui d’EO de Jerzy Skolimowski, le film ne fait pourtant guère de mystère sur la part fondamentalement mortifère et vampirique de l’industrie laitière.
Le pigeon
Un court mot, enfin, sur le dernier film de Kelly Reichardt, Showing Up, dont on a déjà dit beaucoup de bien à l’occasion de sa présentation au dernier Festival de Cannes. Pour ceux qui avaient été déçus par First Cow (nous sommes quelques-uns dans ce cas à Critikat), ce retour à une forme plus précise et moins en surface rassure et réjouit. À la vache, Reichardt préfère ici un autre animal totem, un pigeon blessé dont s’occupe une sculptrice torturée, Lizzie, incarnée par Michelle Williams. Or cet animal résume le nœud du personnage, artiste qui veut figer l’essence constitutive d’un monde pourtant en mouvement permanent. Dans ses meilleures scènes, le film fait de cette dynamique le moteur de son découpage, parfois très fin, organisant un décalage entre mouvement et fixité comme source d’une incapacité à être pleinement au monde et à y trouver sa place. Le film devrait sortir au cours du premier trimestre 2023.