Le Centre Pompidou organise une rétrospective de l’intégralité des films de Jean Eustache, cinéaste passionnant et inclassable qui est décédé en 1981.
Une rétrospective de l’intégralité de l’œuvre cinématographique de Jean Eustache est une aubaine pour mieux comprendre la singularité d’un cinéaste dont le travail est trop souvent réduit à ce chef-d’œuvre qu’est La Maman et la putain, film qui avait obtenu en 1973 le grand prix du jury à Cannes sous les huées des spectateurs. La sortie en 2003 de Numéro zéro, le film qu’Eustache avait consacré à sa grand-mère, avait déjà pointé du doigt un aspect de son œuvre trop peu pris en compte : le documentaire. Avec ce film, Eustache enregistrait pour l’éternité la parole de cette femme, l’histoire de cette dame qui fut sa grand-mère, tout en interrogeant et en s’interrogeant sur ce qu’est vraiment le cinéma. Appeler un film Numéro zéro, c’est affirmer clairement que l’on veut repartir à zéro, reprendre le cinéma à la base, c’est à dire aux frères Lumière. C’est dire que la forme ultime du cinématographe n’est pas à venir ou en devenir, mais se trouve bel et bien à la racine. D’ailleurs, Louis Lumière ne s’intéressait que peu au cinéma de fiction, à la façon dont on utilisait sa caméra, son invention, considérant que son but à la base était simplement de créer une machine qui, à l’instar de la photographie, capte le réel, les traces du réel. La caméra devait être un objet pour la famille, immortalisant les moments les plus simples et les plus radieux, et pouvant du coup faire témoignage.
Eustache réalisa Numéro zéro mais ne le sortit jamais en salle. Il ne le montra qu’à quelques personnes, dont Jean-Marie Straub qui déclara que ce film d’une simplicité désarmante était tout simplement un document sur l’Histoire de France. Bien sûr, il convient de nuancer ses propos, car ce que raconte la grand-mère, c’est-à-dire l’histoire de sa vie, et Eustache lui-même l’a dit, n’est pas forcément d’une grande justesse, d’une grande précision et d’une grande honnêteté. Car qui peut prétendre, à part Jean-Jacques Rousseau, se raconter entièrement sans enjoliver la réalité afin de dissimuler la honte de ce qui a été ? Le refus de toute manipulation avait incité Eustache à filmer la parole de sa grand-mère en temps réel, sans aucune interruption ni manipulation. Afin de mener à bien cette entreprise, Eustache avait emprunté deux caméras dont l’une devait commencer à filmer légèrement avant l’autre, afin que le décalage existant puisse permettre de changer la bobine sans que le spectateur perde une miette de ce qui est dit et montré.
Numéro zéro fait partie de ces films qui procurent cette sensation étrange que tout a été perdu dès le début, que le cinéma n’a jamais été en devenir, et que l’impression première laissée par les films Lumière est finalement la plus forte. Pialat, déjà, considérait, par provocation ou afin de faire passer cette idée, que rien de mieux n’avait été fait depuis les films Lumière. Mais alors comment décrire précisément cette sensation ? Peut-être en disant que le cinéma, de par son ontologie même, garde une trace de ce qui n’est plus et de ceux qui ne sont plus. Qu’avant de parler d’Art, le cinéma est l’empreinte d’un temps qui n’est plus. Le cinéma fait parler et bouger les morts. Il est ce qui nous survit. À la même époque, Garrel, avec des films comme Les Hautes Solitudes et Le Bleu des origines, revient lui aussi aux origines, à l’expression cinématographique dans ce qu’elle a de plus pure. Garrel fait tout simplement des plans muets en noir et blanc de plusieurs femmes dont il est proche, et sans par la suite chercher à faire un montage. En 2004, avant la projection à Beaubourg du Bleu des origines, Garrel parlait d’un concept de film dont l’idée avait été lancée par Godard : faire des « films poubelles ». Il s’agit de faire des films qui donneraient aux spectateurs l’impression que la bobine a été retrouvée on ne sait où, dans une armoire, dans une vieille maison. Faire comme si on venait de retrouver des films d’amateurs usés par le temps. Dans ces films, des gens dont on n’ignore tout sont face à nous. Aucun sens ne se dégage de ces images, si ce n’est qu’ils sont là, qu’ils étaient là.
Jean Eustache considérait qu’il était, dans le monde du cinéma, un révolutionnaire d’un genre spécial, puisqu’il souhaitait non pas faire de grands pas en avant, mais bien de grands pas en arrière. « Je suis réactionnaire, et en cela je crois être révolutionnaire », disait-il, dans une phrase qui illustre autant son dandysme que sa vision sincère et passionnée du cinéma. Qu’est-ce que peut alors vouloir dire, pour Eustache, faire des films ? Il est certain que son œuvre forme un tout, et que les appellations « fiction » et « documentaire » ne sont chez lui qu’un moyen de s’y retrouver. Cette idée d’un cinéma des origines tend alors à rejeter l’idée d’un cinéma d’auteur, l’idée d’un grand manitou qui aurait le contrôle absolu et dont l’empreinte serait visible sur tout ce qui est présent à l’écran. Eustache a réalisé deux documentaires sur la Rosière de Pessac, une fête traditionnelle qu’il a filmée en 1968 et en 1979. Dans un texte magnifique qu’il a écrit après le deuxième film, Eustache parle de l’idée de se considérer, en tant que cinéaste, non pas comme un artiste, mais comme un fonctionnaire. Il aurait voulu faire ce film tous les ans, comme un artisan, et regrette que Lumière ne l’ait pas fait dès 1895. En filmant tous les ans la même cérémonie, on aurait alors fourni de véritables documents à même de donner une idée de l’évolution de la France, mais aussi de l’évolution du cinéma.
Il y a donc là une naïveté bazinienne qui aurait de quoi agacer les sceptiques qui considèreraient qu’aucun documentaire ne peut prétendre fournir la moindre parcelle d’objectivité. Pourtant, chez Eustache, l’idée de signifier, d’encenser ou de dénoncer est à mille lieux de ses préoccupations : « J’aurais pu décider de tourner de façon tout à fait différente, en prenant un autre point de vue. Mais ç’aurait été une mauvaise idée, car précisément je n’ai pas de point de vue, ce point de vue c’est moi-même, je ne peux pas en avoir d’autre. »
L’attitude d’Eustache lorsqu’il tourne un film est minimal. Pour lui, le réalisateur est là afin que le film puisse se faire tout seul. Car de toute façon, filmer La Maman et la putain ou La Rosière de Pessac revient à peu près à la même chose. La Maman et la putain, film de plus de trois heures et demie, a été tourné en un peu plus de trois semaines, à une cadence telle qu’Eustache arrivait à mettre en boite jusqu’à un quart d’heure de film par jour. La raison d’une telle rapidité s’explique entre autre par le fait qu’Eustache ne dirige pas ses acteurs, tout en attendant d’eux qu’ils connaissent le texte à la virgule près. Pour lui, une prise est bonne à partir du moment où l’acteur a dit son texte sans erreur. C’est comme si il n’y avait pas d’implication entre l’Eustache désespéré qui a écrit les dialogues et le scénario, et l’Eustache réalisateur qui est simplement là pour que la base écrite devienne un film, tout en étant par ailleurs incroyablement despotique quant au respect du texte. L’Eustache réalisateur est d’une certaine façon un fonctionnaire, un petit artisan. Son attitude est la même face à la Rosière de Pessac. Dans ces deux films, Eustache se contente de filmer la cérémonie, c’est à dire de placer sa caméra devant ce que l’on peut qualifier comme étant un scénario préétabli, puisqu’une fête traditionnelle suit une organisation et un déroulement ancestral, et que les étapes s’enchaînent de la même façon chaque année.
Mais qu’est-ce qui fait qu’un film d’Eustache est bien un film d’Eustache et non celui d’un autre réalisateur ? La singularité de ce cinéaste réside dans le choix des sujets. Sa cohérence est là. La fiction et le documentaire se rejoignent pour mettre à jour les obsessions d’un homme, d’un cinéaste. Que cela soit dans Numéro zéro ou dans La Maman et la putain, Eustache s’intéresse à la parole, à la façon qu’elle a de se substituer à l’image, à la façon dont elle ment ou fait ressurgir, encore et toujours, un passé qui n’est plus. De même, dans la plupart de ses films revient l’idée du rite, que cela soit les gestes usuels visant à dépecer un cochon, ou le regard qu’une fille jette à un garçon afin d’attirer son attention, que cela soit l’attitude des habitants de Pessac, ou celle de la faune de St-Germain-des-Près dans l’après-68.
Eustache, comme Rossellini, n’a pas d’imagination. Il n’invente pas des histoires, mais se sert de son vécu ou de ce qui existe déjà pour faire des films. On sait que certains dialogues de La Maman et la putain ne sont en fait que la retranscription quasi exacte des conversations qu’Eustache avaient eues avec les femmes qui ont inspiré les rôles féminins de ce film. Eustache, après une dispute, allait au café retranscrire ce qui avait été dit. À quelques détails près, les femmes dans La Maman et la putain ont toutes existé. D’ailleurs, Eustache s’amusera de cela dans le film même, car la femme qui a inspiré le personnage de Véronika se trouve à un moment dans un café à côté de Léaud qui lui demande si ce n’est pas avec elle qui il a rendez-vous. Ainsi, comme l’on pouvait de toutes façons s’en douter, le fait que Léaud dans La Maman et la putain lise À la recherche du temps perdu de Proust n’est bien sûr pas anodin. L’œuvre d’Eustache, comme celle de Proust, se construit comme une autobiographie couvrant toutes les périodes de sa vie. Mais si la progression du récit est chronologique chez Proust, elle s’est faite chez Eustache en désordre : on peut dire que Le Père Noël a les yeux bleus (1965) parle de l’entrée dans l’âge adulte, que La Maman et la putain (1973) évoque la trentaine et Mes petites amoureuses (1974) l’enfance. D’ailleurs, après ce dernier film, Eustache considère en avoir fini avec le cinéma, que son œuvre est faite et qu’il ne fera plus alors que de petits films conçus comme des coups, que tout autre long-métrage ne serait pas nécessaire, à l’image d’Une sale histoire. Car pour Eustache, il s’agit de faire des films afin de ne pas crever. Il ne s’agit pas de broder ou d’affiner, film après film, sa palette stylistique et thématique. Non, faire du cinéma est une nécessité, un moyen d’expression qui permet de se décharger de ce que la vie nous fait ou nous a fait. Faire un film, pour Eustache, c’est tenter un tant soit peu de tourner la page, de tirer un trait sur une période de sa vie, sans toutefois l’oublier. Peu importe que, sur un plan technique, il soit bien ou mal fait.
Cette vision du cinéma est révélatrice de l’angoisse d’un homme vis à vis du temps. Eustache ne peut se résoudre à perdre ce qui a été. Il ne peut oublier les petites amoureuses, celles qui brisent le cœur, et celles à qui on n’a pas eu le temps de parler et qui, un beau jour, ont disparu. Ce qui est passé est encore présent aujourd’hui. On ne cesse de s’y référer, de l’évoquer. On porte les blessures du passé dans le présent. Tout cela a existé et tout cela n’est plus. Il aurait fallu dire quelque chose à ce moment précis… Dans La Maman et la putain, le personnage d’Alexandre ne cesse d’évoquer le passé, un monde qu’il a connu et qui n’est plus. Sa parole fait resurgir les fantômes. Pas étonnant alors que la chanson de Fréhel qu’il écoute évoque les fortifications qui jadis entouraient les villes. La vie et le cinéma sont pour Eustache quelque chose d’extrêmement masochiste. Faire du cinéma serait censé être un moyen de cicatriser les plaies de la vie. Mais peut-être est-ce le contraire qui se passe ? Et le cinéma, au lieu de fermer les plaies, ne fait en fait que les raviver.
Mais il faut sauver les mots qui ont été dits, les histoires qui se sont nouées et dénouées, les sauver de l’oubli qui les guette. Et ce qui nous reste des films d’Eustache aujourd’hui, c’est Eustache lui-même, son histoire, celle d’un homme passionné et passionnant, étrange et désespéré. Un homme qui a fait des films comme on jette une bouteille à la mer, sans pudeur pour rien ni personne, et dont les traces restantes ne cessent et ne cesseront de hanter les spectateurs présents et futurs.