À l’occasion de la parution du coffret Jean Eustache chez Carlotta le 16 avril, nous prolongeons ici la réflexion, entamée il y a un peu moins d’un an avec la ressortie en salle de La Maman et la Putain, sur la place complexe de la parole dans l’œuvre du cinéaste, et plus spécifiquement son versant fictionnel.
Tout commence dans un café parisien. Deux jeunes hommes désœuvrés palabrent autour d’un flipper. Un seul but occupe leur esprit : comment attirer des « souris » dans leur lit ? Dix ans avant La Maman et la Putain, qui fera précisément du café et du lit les deux lieux névralgiques où se nouent et se dénouent les histoires d’amour douloureuses, le cinéma de Jean Eustache trouve avec Du côté de Robinson son cadre de prédilection. Au début des années 1960, le café occupe une place de choix dans les fictions de la Nouvelle Vague et des films qui s’inscrivent dans son sillon, tels ceux d’Eustache. Chez le cinéaste, il apparaît d’emblée comme le théâtre des rencontres, des conversations et des prises de conscience. Pour insignifiants que soient parfois les mots débités entre deux demis, qui plus est avec un certain détachement, les échanges expriment l’être-là des personnages – ou leur lassitude. Dialoguer avec autrui, c’est déjà (toujours) en creux parler de soi et se donner un visage. Mue par un élan qui la pousse à s’exprimer, voire à se répandre, la figure eustachienne n’éprouve jamais mieux son existence qu’à travers le flux de paroles délivrées tout en buvant un verre au coin d’une table. C’est également le cas dans les films qui substituent aux troquets un salon (Numéro zéro, Une Sale histoire, Le Jardin des délices de Jérôme Bosch), une chambre à coucher (La Maman et la Putain) ou un bureau (Les Photos d’Alix). À l’origine était donc le verbe, cigarette et/ou verre de whisky à la main.
Une fois regagnées les rues de Montmartre, Jackson (Daniel Bart) et son copain (Aristide), les deux dragueurs invétérés de Du côté de Robinson, abordent une femme seule (Dominique Jayr). De fil en aiguille, et après quelques déconvenues, le trio s’échoue dans le fameux dancing qui donne son titre au film. Si la fille veut danser, les deux amis rechignent à bouger, trop préoccupés par la manière de parvenir à leurs fins avec elle. À diverses reprises, un inconnu prévenant mais n’ayant aucun charme particulier lui tend la main pour l’inviter sur la piste de danse. Elle accepte à chaque fois. Finalement impuissants à la retenir, les deux amis vexés lui dérobent discrètement son portefeuille et s’enfuient comme des voleurs, ce qu’ils sont désormais. Quand les mots abdiquent tout pouvoir, il ne reste plus qu’à s’en aller. Et quitte à être rabaissé en perdant la partie, autant jouer le tout pour le tout, comme si le geste du larcin pouvait finalement rattraper le coup et combler le manque patent de réussite verbale. Que font les personnages dans le cinéma d’Eustache lorsque la parole leur échappe ? Ils trichent en toute conscience pour ne pas perdre la face, quitte à tomber le masque de la bienveillance et exposer au grand jour leur égoïsme.
Le Père Noël est une ordure
Les premiers héros d’Eustache sont des zéros, deux types veules, voire volontiers minables, que le film ne cherche pas à rendre spécialement sympathiques, et encore moins à excuser. Leur vie affective est un naufrage qui n’appelle aucun sauvetage. « On est des pourris, tout de même » lance d’ailleurs subitement Jackson, dans un sursaut de lucidité. Dans le film suivant, Le Père Noël a les yeux bleus, Daniel (Jean-Pierre Léaud) leur emboîtera le pas. Le timide fauché qui, à leur instar, guette les portefeuilles malencontreusement tombés des poches des passants, ne songe qu’à une chose : s’acheter un duffle-coat à la mode pour séduire les filles. Il n’a ni les yeux bleus ni la stature du Père Noël, mais il lui emprunte son costume fétiche dans les rues de Narbonne pour se prêter à quelques photographies dûment rémunérées. Si l’habit ne fait pas le moine, du moins contribue-t-il à libérer le corps qu’il dissimule. Une fois déguisé, Daniel devient un autre homme. Il acquiert le statut de séducteur patenté que lui refusait sa condition sociale de défavorisé. Désormais au centre de toutes les attentions, il « attaque les filles » avec de beaux discours et laisse parler ses mains caressantes lorsqu’elles se rapprochent de lui pour prendre la pose. Ni vu ni connu, Daniel joint le geste à la parole. Il anticipe en cela un autre expert du camouflage, le personnage d’Alexandre (joué aussi par Léaud) dans La Maman et la Putain : sa parole logorrhéique vaut déguisement ; le faire taire, c’est le mettre à nu.
Si chez Eustache les mots habillent, le regard déshabille. Un beau plan furtif en témoigne vers la fin de Du côté de Robinson. Tandis que les deux lascars s’apprêtent à sortir d’un café où ils ont bu un verre payé avec l’argent trouvé dans le fameux portefeuille, la caméra s’attarde sur une cliente assise sur une banquette. Filmée frontalement, elle les suit des yeux, sans contrechamp sur les voleurs : elle seule accompagne donc, à la place de la caméra, leur mouvement vers la sortie. Pourquoi avoir filmé ce regard-là, anonyme, plutôt que le déplacement des deux personnages ? En outre, pourquoi ce plan surgit-il précisément lorsqu’ils se dirigent vers la sortie du bar plutôt qu’au moment, par exemple, où ces derniers se félicitent de leur butin en trinquant ? Ce regard qui met soudain tout son poids dans la balance, c’est aussi celui que Veronika jette sur Alexandre à la fin de La Maman et la Putain : soit la possibilité d’un contrepoint. Cette inconnue pose sur Jackson et son ami un regard sans détour : elle les voit vraiment. À leur dérobade satisfaite et crapuleuse, elle oppose la fixité d’un point de vue objectif. Ce regard ne juge pas en dernière instance mais s’apparente plutôt à un miroir tendu à leur insu aux personnages – précisément celui disposé dans son dos où se reflète l’intérieur du café. À en croire l’impassibilité de cette cliente, l’apparence qu’ils se voient attribuée malgré eux s’avère peu conforme à leurs velléités de séducteurs. Il est des miroirs que l’on préfère fuir. Ne reste plus alors qu’à se résigner : « Encore une journée de paumée » s’écriera un Jackson mi-amusé, mi-désabusé, une fois la rue regagnée.
Le cinéma d’Eustache relève d’une tautologie : les personnages sont des personnages, tant ils semblent avoir la vocation comédienne. Leurs désirs (le plus souvent de nature sexuelle) les pousse à afficher, quitte à surjouer, l’assurance nécessaire à leur accomplissement en société. Une sale histoire en est la démonstration théorique et vertigineuse : un acteur (Michaël Lonsdale) tient le rôle d’un personnage narrant à l’identique une histoire de voyeurisme racontée par le psychanalyste Jean-Noël Picq (un ami du cinéaste). Le lien trouble entre la fiction et le documentaire se double, si l’on peut dire, d’un jeu de dupes entre affabulation (tout est faux) et vérité (tout est vrai), renforcé par le choix de présenter d’abord la version fictionnelle tournée en 35 mm, puis ensuite la version documentaire en 16 mm, plutôt que l’inverse (comme si le vrai s’originait dans le faux). Eustache adopte en apparence un dispositif similaire dans les deux parties (le narrateur est assis sur un canapé Louis XV et s’adresse à quelques amis interloqués), mais en réalité ses choix de cadrages diffèrent : Picq est filmé de profil (gauche), alors que Lonsdale l’est essentiellement de face, mais aussi de profil (droit et gauche). Si le regard documentaire appelle un point de vue unique, celui porté sur le personnage-comédien induit quant à lui de légers changements d’axe donnant à voir les expressions et différentes facettes d’un visage qui à la fois ment et se livre.
À bicyclette
« J’ai regardé dans ses yeux, il n’y avait pas de colère » s’étonne Daniel (Martin Loeb) dans Mes Petites amoureuses, juste après avoir frappé dans le ventre du plus grand élève de la cour, tout en ignorant pourquoi. Plus loin, il commente, au sujet du compagnon de sa mère : « J’ai cru voir de la désapprobation dans ses yeux ». Dans la famille des personnages eustachiens, Daniel n’est pas le plus loquace. En revanche, il est de ceux qui regardent le plus. Davantage spectateur qu’acteur, l’adolescent semble toujours au mauvais endroit, au mauvais moment : il bande dans un lieu saint au contact d’une communiante ; il assiste malgré lui aux ébats sexuels de jeunes gens dans le compartiment d’un train ; il est contraint de travailler comme apprenti mécanicien alors qu’il ambitionnait de faire des études ; il observe, prisonnier derrière la vitre de l’atelier, les allées et venues de jeunes femmes désirables… Pire : une fille croisée dans la rue va jusqu’à le confondre avec un autre garçon. Même la taille de son corps ne s’accorde pas avec celles de son entourage : il fait tache comme le trou dans son pantalon qui n’est « pas en face ». Plus grand que ses camarades écoliers, plus petit que ses amis collégiens ou âgés, il ne se sent ni encore enfant, ni déjà adulte. Daniel est proprement entre-deux, c’est-à-dire indéterminé, voire nulle part. Sa disparition dans le pli de deux plans, lors de la magnifique ouverture du film, le dévoile endormi paisiblement, tandis que le second laisse place à un lit vide dont les draps blancs sont froissés et baignés de lumière. Le temps d’un fondu au noir, le corps de Daniel s’est éclipsé. Ne reste que les traces de sa présence. Mais ce qui intéresse Eustache lors de ce préambule tient peut-être moins à l’absence du personnage qu’à son déplacement invisible d’un plan à l’autre. La caméra opère en effet un mouvement du lit abandonné vers la fenêtre grande ouverte sur la campagne, comme si elle voulait nous signifier que Daniel n’avait pas seulement disparu, mais s’était enfui en prenant le large.
Parmi les plus beaux plans de Mes petites amoureuses, qui en compte décidément beaucoup, figurent notamment ceux à vélo. Le cinéma a depuis épuisé ces scènes de balade sur deux roues, jusqu’à en faire le cliché tenace d’une jeunesse triomphante ou d’une vitalité débordante. Ici, ces scènes filmées en toute simplicité tiennent de la première fois et semblent vierges de tout regard. Dépourvues de musique décorative, elles sont seulement rythmées par le bruit mécanique de la bicyclette qui dévale la pente. La caméra se cale sur sa vitesse et s’emploie en même temps à documenter le cadre provincial d’un petit village près de Bordeaux. Sur son vélo, Daniel est à sa place. Il transporte ses deux copains (un devant sur le guidon, l’autre derrière sur le porte-bagage) et mène la barque à bon port. Nul besoin de palabrer, le corps se suffit à lui-même pour avancer et appréhender le monde. Le naturel qui ressort de ces scènes atteint sa pleine mesure : dépouillé de son jeu « blanc », le personnage échappe à sa mélancolie secrète. Il est rendu à une beauté brute et immaîtrisée.
À la fin du film, troquant son vélo pour la marche à pied, Daniel poursuit sa route en s’essayant maladroitement à la drague en compagnie de sa bande d’amis. « Vous ne dites rien ? » lui demande la jolie fille qu’il courtise, « d’habitude ce sont les garçons qui parlent ». Et lui de répondre, imperturbable : « Je ne sais pas, je n’ai rien à dire », en rajoutant, « ce sont peut-être de mauvaises habitudes ». Daniel a en vérité tout à nous dire lorsqu’il ne dit rien. Marcher et se taire, n’avoir que faire des autres et de jouer leur comédie, cela revient in fine à être soi-même. Lorsque, soudain, il prend l’initiative de prendre la main de la fille afin de ne pas « perdre la partie » (un autre prétendant tentait de la séduire), puis de l’entraîner par la taille, se refusant toujours à la baratiner, il ne lui reste plus qu’à passer à l’action en l’embrassant longuement. La caméra d’Eustache ne s’y trompe pas et fait de cet instant une épiphanie : elle tourne délicatement autour du couple, éternisant un moment unique et inoubliable, qui a ceci de bouleversant que seuls les corps se livrent et parlent. Probablement qu’un jour Daniel ne croira plus au Père Noël (d’un Daniel à l’autre, Eustache n’a pas choisi ce prénom au hasard) et épousera fatalement le destin d’un « pauvre type » assigné à un déterminisme social sans horizon, comme le personnage joué par Maurice Pialat le lui laisse entendre sans ménagement lors d’une scène cinglante. En attendant, le temps d’un baiser échangé, l’amour existe bel et bien. Et Daniel de fermer enfin les yeux.