Auteur d’un nombre impressionnant de classiques (Le Faucon maltais, Quand la ville dort, Les Désaxés, La Nuit de l’iguane, L’Homme qui voulut être roi…), John Huston est un cinéaste qui n’a pourtant jamais eu la même aura critique que certains de ses pairs, comme Howard Hawks ou encore Alfred Hitchcock. Inégalement appréciée, l’œuvre de cet ancien boxeur professionnel est à l’image du personnage haut en couleur qu’il affichait : roublard, protéiforme, grandiose, et parfois même risible. Sorti peu avant sa disparition, le dernier film du cinéaste, Gens de Dublin, loin de donner les clés d’une carrière riche en paradoxes, renforce son mystère et se présente comme un point d’orgue élégiaque, qui plutôt qu’une conclusion prendrait la forme d’une paisible incertitude.
1987. Alors que Gens de Dublin (The Dead dans son titre original), est sur le point d’être projeté au Festival de Venise, le monde entier apprend la mort de John Huston. Frédéric Sabouraud, alors rédacteur aux Cahiers du Cinéma, écrira quelques jours plus tard : « Pour moi qui ne connais que ses films, son visage de boxeur et sa voix éraillée, son regard malicieux perçant à la plissure des yeux, cette longue silhouette sur laquelle pesait depuis longtemps le poids des ans, il restera le trouble d’avoir perçu dans son ultime film l’empreinte de la sérénité. » Or, quelque vingt ans plus tard, alors que les effluves corrosives du cinéaste américain se sont doucement dissipées, Gens de Dublin reste, à n’en pas douter, une œuvre extrêmement troublante. Adaptation de The Dead, dernière nouvelle du recueil de James Joyce intitulé The Dubliners, le film se construit le long de récits entrecroisés, récits déclamés, chantés, parfois même pleurés, qui nous emmènent du huis clos chaleureux d’un réveillon à l’immensité de la campagne irlandaise.
Au début du siècle dernier, à Dublin, un groupe d’amis et de connaissances se réunissent pour fêter le Nouvel An. Tout semble se dérouler selon un rituel bien précis : les convives apportent, les uns après les autres, leur petite contribution musicale ou poétique. Chacun écoute avec plus ou moins d’attention, et tolère avec une bienveillance navrée les frasques bruyantes de Freddy, vieux garçon un peu trop porté sur la bouteille, accompagné ici de sa vieille mère. John Huston, qui avait une prédilection pour les adaptations, exploite ici à merveille le format particulier de la nouvelle, laissant affleurer sous l’apparente simplicité du récit un monde frémissant d’images, de souvenirs, de musiques oubliées et de gens disparus. De ce point de vue, on regrette que les traducteurs français aient choisi en guise de titre, pour plus de lisibilité sans doute, celui du célèbre recueil de Joyce plutôt que celui de la nouvelle elle-même. Car si le film dans sa langue originale s’appelle The Dead, c’est bien que l’ultime œuvre de John Huston porte la marque de plusieurs hantises essentielles ; hantise d’images, de mélodies et de mots, que le cinéaste semble traquer à la surface de chacun des visages sur lesquels ils s’arrête, visages tendus dans une écoute fébrile.
À cette incertitude exprimée par le titre, le film appose tout un jeu de correspondances entre le temps linéaire et le temps anachronique. Cette dichotomie trouve également une résonance spatiale, à travers l’enfermement de la maison où se déroule la fête que vient troubler et comme désordonner le sentiment d’une immensité affleurante. Si John Huston filme ici le monde avec minutie, c’est en tant que ce monde laisse deviner, sous la matière lisse et palpable des apparences, une infinité de réalités impalpables, gardées sous silence par ceux qu’elles investissent, susceptibles d’éclater à tout instant pour finalement prendre un corps fugace à l’usage des mots, de la musique, et finalement, du cinéma. Avec Gens de Dublin, John Huston laissait donc en guise d’adieu un ultime opus en forme de manifeste de la survivance, cartographie des formes immatérielles de la trace, d’une beauté à couper le souffle.