L’histoire est connue et bien documentée : avant de devenir l’un des grands cinéastes français de sa génération, Éric Rohmer compta parmi les fers de lance de la revue Les Cahiers du cinéma et fut son rédacteur en chef de 1957 à 1963. Copieux recueil de ses chroniques pour trois autres journaux (Arts, avant-poste des Cahiers, mais aussi La Parisienne et Opéra), Le Sel du présent ambitionne de rendre compte de la partie encore immergée de son travail critique, au ton plus léger, voire parfois désinvolte. Noël Herpe, architecte de cette parution, dresse dans sa préface le portrait d’un « critique d’intervention, injuste, provocant, souvent méchant, réagissant à chaud aux objets disparates que lui propose l’actualité des sorties » (p. 17). La critique selon Rohmer s’y révèle en somme une écriture « impure », soit précisément à ses yeux l’une des caractéristiques constituantes du cinéma, comme il l’explique dans l’article « Le Sel du présent », dont l’ouvrage reprend le titre : « L’amour que nous portons au cinéma n’est jamais des plus purs, mais peinture, musique, poésie, théâtre meurent sous nos yeux de pureté. C’est notre temps que, le plus souvent, nous aimons en lui, à travers lui : qu’importe puisque son meilleur atout est d’être l’art de notre temps » (p. 50).
C’est la grande astuce (assumée) de ce titre qui de prime abord peut paraître trompeur : au lieu du « présent » attendu (la marque d’une attention au réalisme, cœur de la pensée bazinienne), c’est un autre qui se dévoile – un présent conjugué au passé, l’instantané d’une époque et d’un bouillonnement intellectuel. L’ouvrage brille justement par son inactualité : nombre des titres et des cinéastes évoqués sont tombés dans l’oubli, tandis que plusieurs jugements de valeur (car, comme le rappelle Rohmer, « la véritable histoire du cinéma, comme celle de chacun des autres arts, ne peut se fonder que sur l’idée de valeur, de hiérarchie », p. 30) peuvent prêter à sourire. Par exemple, à propos de L’Esclave libre, Rohmer range Raoul Walsh dans « la catégorie des cinéastes commerciaux » plutôt que dans celle des « ambitieux » (p. 139), ou considère encore, en évoquant L’Homme tranquille et Mogambo, que le temps remettra John Ford, cinéaste « naguère surfait […] à sa place, qui n’est pas tout première, mais nullement infamante » (p. 33).
Une grande maison
C’est que l’intérêt d’un tel panorama se loge ailleurs que dans la seule découverte de textes exhumés. L’ouvrage met tout d’abord en lumière une facette méconnue du style de Rohmer, ici plus lâche, dilettante et qui assume volontiers une forme de tâtonnement accouchant toutefois d’intuitions brillantes, à propos de la spécificité du septième art (« Je ne crois pas que le propre du cinéma soit de nous faire pénétrer de quelque manière dans la pensée des personnages. », p. 70) ou des finesses d’une politique des auteurs souvent caricaturée (« Les grands maîtres, en fin de carrière, aiment à nous faire entendre une musique plus neutre, qui ne brillera, ne s’étalera, ne se mettre en place qu’à la seconde, troisième, dixième audition. », p. 123). Le propre de l’écriture rohmérienne est de naviguer ainsi entre le jugement définitif (extraordinaire parenthèse concernant Les Fraises sauvages de Bergman : « Les grands films ne sont jamais confortables », p. 330) et l’hypothèse laissée en friche, appelée à être confirmée, affinée ou contredite. Car le cadre de la politique des auteurs implique de suivre une pensée en mouvement et autoréflexive, ce que l’agencement des articles met bien en exergue. Rohmer revient donc sur des cinéastes (notamment les cas Ford et Minnelli, dont il élargit progressivement les périmètres d’action dans lesquels il les avait initialement cantonnés), mais aussi, bien que de manière indirecte, sur des axiomes fondamentaux de la ligne des Cahiers, telle que cette pratique d’opposer un cinéaste à un autre, tactique classique pour définir le sens d’un combat – le choix des alliés importe autant que la désignation des ennemis. S’il crie volontiers « À bas Clair, vive Guitry » (p. 50) ou oppose Hawks à Ford, il conclut toutefois en ces termes un billet positif sur La Dernière fanfare : « Mais, enfin, crier “Vive Hawks !” ne signifie pas forcément “À bas Ford !” » (p. 100).
Au-delà du témoignage d’une époque et d’une cartographie de la cinéphilie (cf. l’organisation du recueil en quatre parties, « Allons donc revoir les anciens », « Nouveautés hollywoodiennes », « Films de festivals » et « Traversée de Paris »), Le Sel du présent propose par-là, quand bien même il ne contient aucun texte issu de la revue, une radiographie de ce que l’on pourrait appeler « l’esprit des Cahiers ». Cet esprit, reposant sur quelques principes clefs (le réalisme, la politique des auteurs et le goût de la mise en scène, développé à partir d’un triangle en particulier – Hollywood, le néo-réalisme italien et le cinéma de Renoir), constitue la charpente d’une maison dont les occupants pouvaient néanmoins avoir des avis très différents les uns des autres. Si les divergences sont connues (le groupe des hitchcocko-hawksiens fut baptisé de la sorte par un Bazin bienveillant qui ne masquait pourtant pas ses propres réserves sur les cinéastes concernés ; l’éviction de Rohmer au profit de Rivette, etc.), on n’insiste probablement pas assez sur la pluralité des opinions qui pouvaient s’exprimer au sein d’une même chapelle. Un article, consacré au Faux coupable d’Hitchcock, en donne l’illustration. À la lecture de l’éloge du « gros plan mobile où la caméra prise de vertige effectue une sorte de danse giratoire devant le visage de l’accusé », qui selon Rohmer exprime « de façon inégalée et, sans doute, inégalable, l’horreur de l’emprisonnement. » (p. 91), m’est ainsi venu le souvenir d’un débat avec Jean Douchet en avril 2015. Douchet, qui fut non seulement l’adjoint de Rohmer aux Cahiers, mais aussi comme lui l’auteur d’un ouvrage sur Hitchcock, définissait ce dernier comme « un cinéaste à effets », tout en concédant que certains pouvaient être ratés… et de citer, exemple à l’appui, le plan qui chez son ancien collègue constituait le sommet de son admiration. C’est peut-être dans ce jeu de résonances et de ricochets que Le Sel du présent trouve sa profondeur : les articles témoignent d’un jugement au présent tout en s’inscrivant dans une histoire complexe et rendent compte des nuances d’un mouvement sur lequel se fonde encore aujourd’hui la critique cinématographique. Ce n’est pas le moindre de ses mérites.