En 1951, John Ford signe un contrat avec le studio Republic Pictures, qui voit dans cette collaboration une occasion de s’offrir une image de prestige, après des années essentiellement occupées par les productions de films de série B. Avec L’Homme tranquille, l’un des trois films qu’il réalisera pour Republic Pictures, Ford saisit l’opportunité d’aboutir un projet qu’il porte depuis quinze ans, l’adaptation d’une nouvelle de Maurice Walsh. En copie neuve ce mois-ci, le film est sans doute l’un des plus personnels et pourtant le plus étonnant du cinéaste. Un chef‑d’œuvre méconnu, devenu quasi impossible à voir, à la fois limpide et pétri de contradictions à l’image de son réalisateur, figure insaisissable de poète et de cow-boy.
Sean Thornton, un boxeur américain d’origine irlandaise, décide de revenir en Irlande après avoir accidentellement tué l’un de ses adversaires. Il parvient à racheter la maison de ses aïeux, un terrain qu’il souffle à l’un des paysans du coin, Flanahan, qui s’appliquera dès lors à lui faire une vie impossible. Manque de chance, c’est justement de la sœur de Flanahan, Mary-Kate, que Sean va tomber éperdument amoureux.
Nul besoin d’aller chercher bien loin ni de de se perdre en conjectures hasardeuses pour remarquer que L’Homme tranquille s’impose, dans la filmographie de Ford, comme un film travaillé par une matière autobiographique que le réalisateur désigne ouvertement, pour s’en servir ensuite comme d’un matériau à modeler et à fantasmer, en un geste original qui participe beaucoup à la saveur du film. Si le héros de L’Homme tranquille s’appelle en effet Sean (Ford a souvent prétendu être né sous le nom de Sean Aloysius O’Fearna), l’héroïne Mary-Kate (pour les deux femmes de sa vie, sa femme Mary Ford et son amour déçu, Katherine Hepburn) et l’entremetteur Feeney (le vrai nom de naissance de Ford étant John Feeney), l’Irlande que donne à voir le réalisateur n’en relève pas moins de l’affabulation fantasmatique, tableau fantaisiste d’une société irlandaise pétrie de traditions ancestrales au creux de vallons verdoyants.
Les séquences d’ouverture inscrivent ainsi le récit dans le registre de la rêverie nostalgique, les collines irlandaises s’apparentant à un jardin d’Eden, écrin de brume et de verdure dans lequel Sean Thornton entrevoit pour la première fois la belle et sauvage Mary-Kate. La végétation luxuriante des prairies s’unit alors au Technicolor pour produire un effet anti-naturaliste au possible. Yates, le directeur du studio, adressera d’ailleurs ce télégramme au réalisateur : « Tout est vert. Dites au chef opérateur d’enlever le filtre vert. » Avec L’Homme tranquille, Ford prolonge ses expériences sur la couleur, initiées dans She Wore a Yellow Ribbon, autre film élégiaque et flamboyant. L’œuvre regorge par ailleurs de motifs visuels, autre caractéristique de l’imagerie fordienne, ces objets isolés comme en de véritables « tableaux », dans lesquels l’accessoire signale le hors-champ et devient un appel à la méditation : on pense par exemple aux chapeaux des femmes plantés sur des piques au milieu d’un pré, offerts à tous les vents le temps d’une course de chevaux.
Si L’Homme tranquille porte la marque d’un certain nombre d’obsessions visuelles propres à Ford, le film tranche par ailleurs dans la carrière du cinéaste comme l’une de ses rares véritables comédies, dans laquelle un grain de sable suffit à dérider l’extase nostalgique du personnage, comme le remarque Joseph McBride : « comédie et drame résultent l’une et l’autre de la constante intrusion de la réalité dans ce que Sean considère comme un monde de rêve ». Cette intrusion prend ici la forme de la communauté qui considère l’amour sous un angle moins libre qu’aux États-Unis, comme une pratique sociale collective. Le film respire une joie de vivre, un entrain bon-enfant, une énergie (directement lié à l’aspect collectif du récit) que l’on retrouve ailleurs dans sa filmographie mais de manière plus parcellaire, et qui est ici au cœur du récit, en faisant un objet profondément réjouissant. De ce point de vue, L’Homme tranquille est le seul film de Ford que l’on pourrait presque qualifier de hawksien, tant son style léger paraît singulier chez le réalisateur, enchaînant les situations cocasses et les échanges verbaux enlevés.
Entre évocation onirique et comédie, L’Homme tranquille est ainsi tendu entre deux polarités, à l’image de son réalisateur qui semble signer son propre autoportrait : d’un côté, le conservateur attaché aux traditions, de l’autre, l’excentrique au tempérament anarchiste.