Mort le 22 novembre 2019, Jean Douchet fut, plus encore qu’un « passeur » et l’un des derniers grands acteurs de la période « Cahiers jaunes » des Cahiers du cinéma, le héraut d’une certaine approche de la critique de cinéma française. S’il laisse derrière lui en fin de compte assez peu de textes (son activité fut avant tout orale, on y reviendra), il lègue à la critique et à la cinéphilie un héritage peut-être plus précieux encore : un modèle à suivre, à la fois ferme et suffisamment souple pour être investi par d’autres, au-delà des goûts personnels de Douchet (Renoir, Lang, Mizoguchi, Hitchcock, Godard, Ford, Minnelli…). Dans un entretien donné en 1987 à Jean Narboni et à Serge Daney, il revenait sur son parcours intellectuel et définissait ainsi le point de départ de son travail : « D’une certaine façon, je cherchais une critique qui épouse le mouvement même des films et se soumette à la dialectique de leur développement. » Douchet a fait de ce principe le fondement d’une morale critique (à distinguer de la critique morale développée par Jacques Rivette puis par Serge Daney), qui implique d’approcher les films en gardant à l’esprit une série d’impératifs.
C’est tout d’abord la célèbre introduction de L’art d’aimer, son manifeste critique : « [La critique] est le fruit d’une passion qui ne se laisse pas dévorer par elle-même, mais aspire au contrôle d’une vigilante lucidité. » Toujours dans l’entretien de 1987 cité plus haut, on retrouve cette perspective d’une approche articulée en deux temps, correspondant à ces bornes qui guident et encadrent l’analyse. Dans un premier temps, le film se « présente » à lui comme un « objet » et, ajoute-t-il, « être au plus près de ce qui le constitue (image, sons, cadre, lumière, montage, etc.) sera mon souci premier ». Pour ne pas tomber dans l’extrapolation, l’ennemi absolu du critique, « il faut être absolument fidèle à l’objet ». Douchet se démarque toutefois de ce qui pourrait s’apparenter à une autopsie (il rejette à ce titre la sémiologie, quand bien même ses raisonnements épousent souvent une rigueur méticuleuse dans l’analyse de la structure des films), en considérant ce qu’il voit comme un « organisme vivant ». Si le critique peut procéder à un arrêt sur image – comme Douchet pouvait le faire dans ses ciné-clubs –, ce doit être toujours pour rendre compte de la vie générale de l’œuvre, de son mouvement interne. Chez Douchet, on ne peut envisager le cinéma autrement que comme mouvement. Il faudrait à vrai dire parler de « mouvements », au pluriel, puisque l’ensemble de sa pensée consiste à proprement parler en une imbrication de dynamiques formant un tout. À une première échelle se trouve le film, dont le critique cherche à saisir la trajectoire d’écriture et le « noyau créateur ». On peut considérer que cette première phase d’analyse s’est progressivement affinée au cours de la carrière de Douchet, à partir du moment où il devient un professeur itinérant (les ciné-clubs) puis à l’IDHEC (ex-Fémis), jusqu’à la découverte du DVD : tous ces angles d’approche lui permettent de faire corps avec les films eux-mêmes, qu’il explore dans le détail et accompagne au fil des années. Puis, le film s’inscrit lui-même dans une perspective qui le dépasse, celle de l’auteur. Si Douchet soutient mordicus la politique des auteurs, c’est qu’elle fournit un cadre qui « contrôle » l’analyse et permet son développement avec « lucidité ». Enfin, l’auteur fait à son tour partie d’un mouvement plus grand encore, celui du cinéma, entendu comme histoire, mais aussi comme art dont relève la forme, « l’élément dynamique auquel se livre totalement l’artiste pour le maîtriser de l’intérieur […], puis l’abandonner au courant de cet art dont il est issu ».
Habiter les films
Pour saisir ce triple mouvement, Douchet a donc un temps écrit, mais surtout transmis son savoir à de nombreux spectateurs et élèves, ce qui lui a valu le surnom de « Socrate du cinéma ». Contrairement à Serge Daney, le véritable écrivain de cette génération de critiques, l’œuvre douchetienne est d’abord orale. Si une partie d’entre elle est archivée (des émissions de radio et des conférences), ce n’est que la partie émergée. L’essentiel est ailleurs : ce sont les ciné-clubs (ces dernières années, en particulier à la Cinémathèque et au Cinéma du Panthéon), exercice où il s’est affirmé comme l’héritier direct d’Henri Langlois. Par sa parole précise et pédagogue, il a inventé une forme de « critique pure », où le film prévaut à tel point sur le texte qu’il finit par s’en émanciper complètement. Douchet est en cela une anomalie dans le paysage de la critique française, ce qui explique en partie qu’il ne possède pas tout à fait le même rayonnement qu’André Bazin ou Daney : bien que la critique soit un genre littéraire, Douchet aura presque cessé d’écrire pour aller pleinement au bout de sa quête. L’oralité fut pour lui une manière de satisfaire une haute idée de la critique, moins animée par le désir de cerner les films que par celui de les habiter.
Si Douchet était si fort dans l’exercice du plan par plan, c’est parce que sa méthode ne vise jamais à poser un regard surplombant sur les films, à les contrôler ou à extraire leur substance jusqu’à les épuiser (il pouvait revoir des dizaines et des dizaines de fois un film sans en perdre le goût), mais bien plutôt à les visiter, à nouer une intimité avec eux, afin de pouvoir exprimer sa subjectivité en se positionnant à l’intérieur même de l’objet de l’analyse. Le cadre du ciné-club présentait pour lui un dispositif à même de pouvoir humblement rentrer dans les films : il les revoyait, assis dans un coin, avec le public ; puis, une fois les lumières rallumées, il se levait pour occuper à son tour l’écran et prolonger durant une petite heure l’expérience cinématographique. Douchet n’est pas seulement l’un des plus importants critiques français, il fut aussi le plus noble d’entre eux ; l’art d’aimer est un art de vivre, vivre dans et pour les films, avec passion et lucidité. On ne peut imaginer plus belle conception de la critique.