Attendu de longue date, l’essai que consacre Jean-Baptiste Thoret à Michael Mann condense une somme d’analyses aussi fécondes qu’hétérogènes. Entre les lignes, il se présente également comme une synthèse des travaux de Thoret, qui épousent un horizon aisément identifiable – comme en témoignent, à quelques mois d’écart, la parution de ce livre, Mirages du contemporain, puis la sortie d’un documentaire sur Michael Cimino baptisé quant à lui Un mirage américain. Exégète des mirages, donc, de l’Amérique et d’un âge d’or perdu, les années 1970, au terme desquelles les utopies collectives ont laissé place au culte de l’accomplissement individuel (We Blew It, où apparaissait d’ailleurs Michael Mann, revenait en détail sur ce changement de paradigme), Thoret est un cinéphile, un réalisateur, mais aussi – et ici avant tout – un écrivain, dont la singularité de la réflexion tient autant à l’érudition qu’à des partis pris proprement littéraires. Prenons un exemple : il faut attendre les dix dernières pages (sur trois cent quarante) pour que soit abordée plus concrètement la fameuse mutation numérique opérée par le cinéma de Mann au début des années 2000, qui lui permet de filmer « l’extraordinaire densité de la nuit » et les lumières urbaines dans une forme « d’ultraréalisme halluciné ». Le choix pourrait paraître de prime abord iconoclaste – puisque c’est là que se joue le point de bascule de sa filmographie, son étude aurait probablement occupé, dans une monographie plus linéaire, une place centrale –, mais il révèle toute sa pertinence au regard de ce qui suit. Thoret prolonge sa réflexion par l’étude de ce qu’il appelle la « pulsion littoraliste » des personnages (ou encore le « plan océanique »), soit la contemplation d’un horizon marin ou terrestre où se manifestent « dans un même mouvement la catastrophe d’une utopie perdue (le wilderness) et la fascination esthétique pour le contemporain. » Or ces deux caractéristiques du cinéma de Mann – le virage numérique et cette résistance du wilderness, de prime abord disparu, mais qui, « pour qui sait voir [en italique dans le texte], est toujours là, tapi dans la géographie glaciale des gratte-ciel et les lumières (artificielles) de la ville » – se nourrissent mutuellement. La place qu’alloue Thoret à ces deux idées, en apparence déconnectées l’une de l’autre, procède en fin de compte d’un mouvement dialectique qui parachève la conclusion, où l’auteur pointe une confrontation entre « l’extrême du contemporain et des manifestations d’archaïsme ». Autrement dit, Thoret, par un effet de soudure, inscrit dans la forme même de son ouvrage la quintessence de la dynamique des derniers films de Mann (on pense notamment à Miami Vice et Hacker) : partir de la ville et du contemporain pour y déceler « le faisceau de liens spirituels » qui les sous-tend.
Le réseau
De soudure, il est justement question à la fois dans la structure du livre, pour le moins protéiforme, et dans le cinéma de Mann, comme lorsque Thoret explique que « Le Solitaire raconte d’abord l’histoire d’un raccord, d’une soudure en plein travail entre deux décennies du cinéma américain ». Pour qui est familier des écrits de Thoret, le cœur de son propos ne surprendra guère : Mann, qui a fait ses débuts dans le documentaire et reste jusqu’à aujourd’hui imbibé par l’effervescence politique des années 1960 et 1970, a « d’emblée été un cinéaste anachronique », dont les films n’ont cessé de sonder les mutations d’un monde vis-à-vis duquel les personnages sont en décalage, voire en retard (cf. la belle analyse sur la deuxième partie de Public Ennemies, baptisée « La défaite technologique »). Angle attendu, qui induit d’envisager (à raison) Mann comme l’héritier d’un certain cinéma des années 1970, mais dont le développement se révèle, comme souvent chez Thoret, très stimulant. En témoigne, par exemple, cette intuition fulgurante sur Révélations : « ce sont Les Hommes du Président qui comprennent, à mi-parcours, qu’ils se trouvaient en réalité dans À cause d’un assassinat. » Plus surprenante est l’architecture générale de l’ouvrage, à mi-chemin entre l’étude chronologique et thématique, alternant, selon les films, différents registres d’analyse. Le Dernier des Mohicans offre ainsi l’occasion à Thoret de détailler l’importance d’une opposition des figures manniennes à des structures légalistes (et donc de revenir sur l’inspiration qu’exerce Henry David Thoreau sur le cinéma de Mann), quand Manhunter ou Heat sont la matrice de lectures plus figurales des scènes et de leur matière. C’est l’intérêt, mais aussi parfois la limite de l’entreprise : certains passages ou chapitres (exemplairement le troisième, consacré à « la fabrique de l’Histoire ») adoptent une approche presque exclusivement thématique, quand d’autres déplient la mise en scène mannienne et s’approchent de ses mirages.
Ce ne sera pas faire injure à Thoret que de considérer que ces derniers sont les plus passionnants ; ceux, aussi, où sa pensée se déploie avec le plus d’acuité et de minutie. Une certaine logique préside cependant à ce choix : Thoret semble avoir pensé son ouvrage comme un réseau de réflexions et de références (Frederic Jameson, Paul Virilio, Jean Baudrillard, etc.), où s’entrelacent la résurgence des fantômes de l’Amérique, l’écrasement des individus par la machine capitaliste et le vague à l’âme d’une poignée d’insiders pris dans les rets d’un monde à la vitesse de plus en plus éreintante. Si bien qu’il serait difficile de retrancher une partie d’une autre, tant l’écriture repose sur une série de résonances et de ramifications qui permettent de comprendre tout à la fois la filmographie de Mann et, plus loin, les mutations du monde contemporain, dont le cinéaste a été un admirable portraitiste. De ce principe découlent quelques concepts structurants (l’importance du bleu, l’articulation entre un « programme vital » et un « programme existentiel » comme nœud fondamental des personnages, le conflit entre classique et moderne), qui convergent vers les fameux « mirages » manniens. Le plus grand mérite de l’ouvrage de Thoret tient peut-être dans la manière dont il plonge dans l’étrange flottement qui caractérise parfois l’esthétique mannienne pour en élucider le secret. Ce que l’on appelle, selon lui « de façon hâtive », « la stylisation, et plus encore la tendance à l’abstraction » de Mann, permet en vérité de « faire sourdre la virtualité cachée » de certains détails ; « la mise en scène devient un outil de révélation, au sens mystique du terme, de la dimension sacrée [du monde moderne] ». Et d’ajouter : « Ce sont peut-être des mirages, mais des mirages vrais, puisqu’ils témoignent d’un invisible du monde dont le cinéma doit préparer l’épiphanie. » Passionnant programme que Thoret explore de façon somme toute mannienne, par une cartographie des flux d’où émergent, peu à peu, un retour du primitif et la mélancolie d’un monde perdu.