Du style un peu tape-à-l’œil, entre MTV et la publicité, qui a fait le succès de Deux flics à Miami, Michael Mann reprend dans Le Sixième sens (titre français trompeur auquel on préférera l’original Manhunter) une forme flamboyante, vite rattachée aux « cinéastes du look » qui, d’Adrian Lyne à Tony Scott, sévissaient alors à Hollywood. L’attention portée au cadrage et à l’ambiance sonore, à laquelle s’ajoute un goût marqué pour les couleurs vives et les ruptures de ton, contribue à donner l’impression d’un film résolument excentrique, au sens où le formalisme du cinéaste s’y épanche a priori un peu gratuitement. Si cette propension à soigner le moindre plan a de prime abord de quoi agacer, elle permet toutefois de mettre en évidence un talent de plasticien que Mann confirmera par la suite, jusqu’aux sommets expérimentaux de Miami Vice et Hacker. Dans Manhunter, on pourrait poser l’hypothèse que la progression de l’intrigue repose autant sur l’évolution tortueuse du scénario que sur son inventivité formelle, donnant toute sa puissance à une adaptation de roman de gare par un producteur de télé.
Dédoublement
Pour s’en convaincre, on peut revenir à la première séquence du film : face à la mer, Jack Crawford (Dennis Farina) échange avec son ancien collègue du FBI, Will Graham (William Petersen), afin de l’amener à reprendre du service pour retrouver la trace d’un serial killer, Francis Dollarhyde, dit « Tooth Fairy ». D’abord réticent, Will finit par accepter lorsque Crawford lui montre les photographies des victimes. Si un discret raccord pose d’emblée un rapport d’équivalence entre les familles assassinées et celle de Graham (plus tard, l’inspecteur devra à son tour protéger ses proches contre les assauts du meurtrier), l’intérêt de la séquence repose sur la disposition inattendue des personnages. Assis de chaque côté d’une grande souche, les policiers discutent sans se regarder, ce que confirme aussitôt le champ-contrechamp qui accentue la disjonction des personnages : ainsi, lorsque le visage de Graham apparaît à la gauche de l’écran, toute la partie droite du cadre est occultée par le torse de Crawford, et inversement. Que racontent ces quelques plans ? Que le point de vue de Will repose sur un déséquilibre dont l’origine est, à ce stade, encore inconnue. C’est au détour d’une remarque vacharde d’un collègue que le spectateur apprendra que Graham a gardé des séquelles de sa rencontre avec Hannibal Lektor, un cannibale qu’il a capturé. Afin d’expier ce traumatisme, il lui faut aller au bout de sa nuit en s’identifiant avec Dollarhyde jusqu’au vertige.
Naturellement, investigation policière et vie de famille ne font pas bon ménage : l’inspecteur paie le prix de son obstination par un isolement de plus en plus marqué vis-à-vis des siens. Will en fait plus tard l’amère expérience. Depuis sa chambre d’hôtel, il téléphone à son épouse pour raccrocher aussitôt. Si le décor, où plusieurs meubles et objets apparaissent en double (les lits, les lampes de chevet et les tableaux accrochés au mur), témoigne de sa solitude, ce principe de redoublement donne de surcroît un indice sur l’évolution du récit. Chassant deux lièvres à la fois, le personnage est amené à se dédoubler, comme le veut son rôle de profiler. L’identification progressive à « Tooth Fairy » est donc l’occasion de séparer les deux parties de son existence, comme le montre l’omniprésence des surfaces réfléchissants (miroirs, baies vitrées), mais aussi un plan succinct où, en surveillant une maison comme l’assassin, il se perche entre les deux branches d’un grand arbre. La porosité entre le tueur et l’enquêteur s’avère d’autant plus grande qu’ils consultent tous deux les documents personnels des victimes (Will et Francis passent une partie du film à regarder des films de famille), même si leurs buts diffèrent : là où « Tooth Fairy » revit à chaque fois l’excitation du meurtre, Graham y voit un cheminement intérieur contre ses propres démons. Afin de retrouver sa propre famille, Will doit en effet entrer dans le double-fond mortifère des images qu’il visionne : la violence et la mort y prennent la forme d’un arrière-plan sous-jacent, mais toujours prêt à ressurgir, comme dans la scène où, assoupi, l’enquêteur laisse à la vue d’une jeune fille apeurée les photographies des cadavres mutilés. Que Graham fasse un rêve lors de cette séquence a ceci de révélateur qu’au moment où il s’abandonne à ses fantasmes (sa femme le toise lubriquement sur un bateau), la violence et la mort prennent la forme d’un retour du refoulé.

Complémentarité
Au-delà de cette scène, l’ensemble du film pourrait être envisagé comme une investigation sur la présence sourde du mal, capable de s’emparer des protagonistes à tout instant. Dans cette perspective, un personnage (quoique secondaire) s’avère capital : le Dr. Hannibal Lektor. Présent uniquement lors de deux mémorables scènes, le psychiatre anthropophage sert pourtant de clef de voûte au film, puisque c’est lui qui à la fois pousse Dollarhyde au meurtre, livre l’adresse de Will au serial killer et permet finalement de retrouver sa trace. Derrière les barreaux, Lektor étend son empire maléfique tel un ersatz du Mabuse du Testament : il alterne les identités d’emprunt au téléphone pour manipuler ses interlocuteurs, tandis que la mise en scène assimile la prison toute entière à une extension labyrinthique de sa propre cellule. Il en va ainsi de la première entrevue entre Graham et le psychopathe. Si, à première vue, elle n’est pas sans évoquer une esquisse préparatoire de la rencontre entre Vincent Hanna et Neil McCauley dans Heat (le champ-contrechamp met en regard policier et criminel comme les deux faces d’une même pièce), la séquence s’achève d’une manière relativement inattendue lorsque le profiler décide de fuir la prison : sur la passerelle qui le mène à la sortie, l’inspecteur se trouve piégé au milieu d’un enchevêtrement de croix blanches, qui rejouent à l’infini la forme des barreaux et des briques de la cellule qu’il vient de quitter.
Cette scène s’avère d’autant plus centrale qu’elle fait converger et redistribue les dynamiques à l’œuvre dans le film. Le récit suit en effet une structure rigoureusement duale, où Dollarhyde n’apparaît qu’au bout d’une heure afin d’enclencher un nouveau récit en contrepoint exact à celui de l’inspecteur. Un exemple : lorsque Graham arrive devant la maison de la famille Leeds, son visage, coupé verticalement en deux par l’ombre, apparaît derrière la portière d’une voiture roulant de gauche à droite ; de même, quand Dollarhyde se met à surveiller sa maîtresse, il apparaît dans une configuration semblable, à ceci près que son visage est scindé horizontalement par la lumière d’un lampadaire et que sa voiture va de la droite à la gauche du cadre. De cette mise en miroir découle une série de motifs récurrents. Le processus de dédoublement de Graham se voit par exemple inscrit par de nombreuses lignes verticales qui permettent de pointer son isolement (cf. les structures métalliques ou les écrans de télévision coupant le cadre en deux quand il s’adresse à son alter ego) ou bien de diviser son visage en plusieurs parties, de manière à figurer à même l’écran son esprit scindé. Quant à la folie de Francis Dollarhyde, elle repose sur une logique du masque où des objets vont venir recouvrir horizontalement son champ de vision (un collant, une paire de lunettes), tandis que la découverte de son identité se fait par l’entremise d’un écran d’ordinateur qui dessine son visage bande par bande. À l’échelle du film entier, la mise en réseau de séquences appelées à se répondre (cf. la nuit d’amour passée entre Will et son épouse, qui se répète lorsque Dollarhyde couche avec sa collègue aveugle) permet d’envisager l’ensemble à la manière d’un vaste test de Rorschach qui pourrait se refermer sur lui-même.

Transformation
Par cette attention aux détails, Mann donne également forme aux multiples transformations qui affectent les deux protagonistes principaux. Son écriture n’est en effet pas vouée à figer le parcours des personnages dans une simple relation binaire, mais vise plutôt à rétablir une forme d’ordre à l’intérieur d’un monde rendu chaotique par Lektor. Dollarhyde apparaît à cet égard comme un personnage dont la richesse excède largement son rôle d’antagoniste, dans la mesure où sa progression se fonde sur une série de métamorphoses, ce que mettent en évidence ses trois changements de patronyme (Dollarhyde, « Tooth Fairy » et « Red Dragon »), mais aussi l’expression « I am becoming », martelée trois fois dans sa missive au psychiatre. Ses transformations sont enfin figurées à l’écran par une trajectoire chromatique, où trois couleurs permettent de pointer les étapes de son évolution. La règle en est donnée dans la scène de l’analyse de la lettre. Chacune des salles de la police scientifique que traverse Graham est en effet baignée dans une couleur à la forte portée symbolique : 1) le blanc, soit la couleur de la chambre où les Leeds ont été massacrés, mais aussi de la cellule de Lektor, l’inspirateur des crimes de « Tooth Fairy » ; 2) le bleu, qui renvoie à la veste et aux lunettes de soleil du tueur lors de sa deuxième apparition à l’écran, ainsi qu’à la peinture du sous-sol où il travaille ; 3) le rouge, rappellant la teinte qui émane de son corps sur le perron de sa dernière victime, mais aussi l’adjectif dont il s’affuble lorsqu’il se prend pour le « Grand Dragon Rouge » du tableau de William Blake. Cette dernière remarque invite d’ailleurs à voir, derrière ce processus d’identification, un mouvement d’assimilation à une image qui affecte les deux personnages principaux. Si Dollarhyde parvient, au seuil de la mort, à devenir littéralement le monstre du tableau de Blake (les taches de sang coagulé forment deux grandes ailes rouges dans son dos), les Graham retrouvent leur équilibre familial à la faveur du dernier plan, un arrêt sur image sur la plage où le policier se tient aux côté de sa femme et son fils. Poussé à reprendre du service grâce à des photographies de familles heureuses, Will trouve la sérénité en devenant à son tour une image immobile de la joie, dans un finale à première vue un peu daté, mais qui participe en vérité d’un retour à l’harmonie grâce auquel le film peut enfin se « boucler ».
