« On s’en fout du 0 et du 1, on s’en fout du code !» Ce n’est pas faire offense aux futurs spectateurs de Hacker que de révéler l’une de ses toutes dernières répliques tant celle-ci est symptomatique du nouveau film de Michael Mann et en constitue, non pas une sortie de secours, mais bel et bien une porte d’entrée, aussi blindée soit-elle. Prononcée lors du duel final à couteaux tirés vers lequel tend tout le long métrage, elle résume, l’air de rien, le rapport ambigu et nonchalant que Hacker entretient avec son virevoltant programme étalé sur grand écran. Prise au pied de la lettre, cette ligne de dialogue équivaut surtout à une remise en cause univoque de l’intérêt de son intrigue – un piratage informatique aux conséquences mondiales – que le cinéaste américain s’est paradoxalement acharné à mettre en place pendant plus de deux heures. D’où ces hypothèses : s’agit-il là d’un éclair de lucidité soudain du film face à l’inconsistance de son récit ? Pire, un aveu d’impuissance cinglant drapé dans les honneurs du méta-discours ? En somme, ce que suggère cette ultime saillie scénaristique réside dans cette interrogation : où se situe donc le cœur du Hacker de Michael Mann si ce n’est entre les lignes de code qui lui font dès lors littéralement écran ?
Connexion interrompue
Hacker s’ouvre sur un cœur qui explose : celui du réacteur d’une centrale nucléaire chinoise. L’ennemi est déjà à l’intérieur du système mais se révèle pour la première fois invisible chez Mann, et le restera longtemps. L’attaque informatique qui provoque la catastrophe se résume alors à une simple diode qui s’allume sur des circuits informatiques que Mann filme pareils à des autoroutes balayées d’intensités lumineuses. Le cinéaste américain, qui sait peut-être aujourd’hui filmer mieux que quiconque les moyens de transport (taxi, avion, yacht, hélicoptère, camion… un vrai inventaire du déplacement contemporain), a su trouver, aidé par les nouvelles possibilités du numérique, une manière de figurer ces nouvelles menaces tout en les insérant dans son univers visuel. Figurer une invisibilité, une abstraction, voilà, entre autres, ce qui a certainement pu motiver Michael Mann à s’emparer de Hacker, lui qui mettait déjà en scène, certes avec un brio autrement supérieur, la dématérialisation du monde dans Miami Vice. Mais son audace, hélas pas toujours payante (Hacker a d’ailleurs été un four aux États-Unis), est précisément ici de pousser au maximum ses épanchements théoriques jusqu’à les plaquer directement, et, disons-le, un peu aux forceps. Ce qui fait de Hacker un film étrangement insaisissable, fuyant, presque immatériel.
À trop vouloir épurer son cinéma et tendre à l’abstraction (toute théorique encore une fois), il n’en reste plus que son ombre, ou, pire, son squelette. Sans chair et sans âme. Le personnage principal, Nick Hathaway, ancien hacker libéré de prison puis recruté par les services américains pour retrouver le terroriste, se fait ainsi surnommé « Ghostman », identité pour le moins spectrale. De même, sa relation amoureuse avec Lien, la sœur de son acolyte, reste sans saveur, alors que Michael Mann tente, a minima, de raviver les flammes de la tragédie sentimentale entre Colin Farrell et Gong Li, toujours dans Miami Vice. Mais, encore une fois, ce qui aurait pu être intéressant, voire passionnant, sur le papier ne reste qu’ébauché, dévitalisé et pourrait même laisser craindre sa propre parodie par le cinéaste, tant tout ce qui fait le sel de ses films précédents est ici présent, mais amené sous la forme d’un kitsch – savoureux par moments, reconnaissons-le – qui se prendrait soudainement au sérieux. Tout se passe comme si Michael Mann prenait pour acquis tout ce qu’il avait réussi brillamment auparavant et qu’il ne se donnait même plus la peine de les remettre en jeu ici, ou alors sur un mode purement virtuel. Peut-être que cela ne l’intéresse plus et que, dépassé par le monde contemporain, il s’agit désormais pour lui de déplacer le curseur de ses obsessions et de ses dilemmes moraux.
Cheval de Troie
Dès lors, qu’est-ce qui, malgré toutes ces réserves énoncées à contre-cœur, fait de Hacker un film étonnamment singulier et réellement fascinant par moments, jusque dans ses paradoxes ? Sans doute cette étrange sensation que Michael Mann veut quitter sa trajectoire habituelle et se sortir de cette image rutilante du cinéaste à la pointe du cyber-thriller contemporain – ce qu’il n’est évidemment pas. Mais il a compris qu’il était comme ses personnages, coincé devant une vitre qui fait écran à sa volonté d’échapper à sa condition de cinéaste hightech. Il tente alors de subvertir le système de l’intérieur, plutôt que de le fuir, en revenant, sur un mode mineur, à ses amours pour le film de genre en connectant le thriller américain au polar hong-kongais. Le film opère ainsi tout un jeu de négociations relativement habile entre ces deux genres, gunfights parfois étourdissants dans les ruelles de Hong Kong entremêlés d’investigations purement techniques et extrêmement détaillés dans le milieu du hacking. On retrouve, par éclats, la maestria habituelle du réalisateur pour conférer à ses œuvres un réalisme sec et brutal, tranchant avec les stases oniriques dans lesquelles ses personnages sont happés et où le monde semble se glacer subitement, avant de se briser sans prévenir.
Le plus émouvant est cependant de voir Hacker se rétracter au fur et à mesure de son déploiement, afin de préciser son cadre et ses enjeux. Il procède, par à‑coups parfois déroutants, à un resserrement géographique et structurel qui le fait rétrograder et l’amène loin de son intrigue initiale. Débuté par un plan magistral de la Terre striée d’incandescences lumineuses, il se condense pour finir dans un parc en Malaisie par un duel final, déjà évoqué, qui tranche étrangement avec le programme du film. Toute technologie a disparu, ne restent que deux hommes qui s’affrontent loin de tout écran. Tout le chemin du film a été de passer de l’épique à l’intime, d’une explosion nucléaire à un combat aux couteaux. Se déroulant au milieu d’une cérémonie traditionnelle à Jakarta, l’affrontement se résume à un jeu de cache-cache sanglant dans une foule, impassible, qui défile. Personne, alors, ne prête attention à ce qui se déroule sous ses yeux. Michael Mann est déjà ailleurs.