À l’occasion des 16es Rencontres de Montreuil, il a été possible en une journée – le samedi 8 octobre – d’avoir un large aperçu du cinéma d’Audrius Stonys, cinéaste lituanien méconnu en France méritant largement de sortir de cette confidentialité.

Avant les Rencontres, la rencontre a commencé par un geste banal : mettre un DVD – à l’intitulé déjà intriguant : Antigravitation – dans la fente de son lecteur. Puis être saisi dès le premier plan. Et ça ne cessera pas ; dans ce film où il s’agit de se jucher en des points élevés, on est même pris par un vertige que l’on qualifiera de tarkovskien. Pour être certain que le réalisateur de Solaris n’a pas agi sous pseudonyme, on vérifie même la date de réalisation d’Antigravitation : 1995. Et de naissance dudit Stonys : 1966. Bon… Il demeure que, comme Tarkovski, le réalisateur lituanien parvient avec force à découper de la neige les silhouettes humaines, le bâti et les arbres décharnés, composant ainsi de fascinants paysages bruegheliens (ci-dessus). Quant à ces plans aériens, ils semblent filmés depuis la même frêle baudruche volante élaborée par l’Icare de la scène d’ouverture d’Andreï Roublev, ce personnage qui s’extirpe du sol pour mieux s’y écraser après avoir défié les lois de la gravité. Dans Antigravitation, on note le même défi, la chute n’intervient pas mais cette éventualité rôde dans chaque plan où se joue le drame, la beauté et l’absurdité de la condition humaine.
Rendez-vous était donc définitivement pris aux Rencontres du cinéma documentaire de Montreuil, pour ce samedi consacré à Audrius Stonys, dont le travail s’imbrique plus que bien à cette thématique de la « Poésie documentaire » que le festival sillonne cette année. Basé sur des métrages courts, il s’agit d’un cinéma qui prend la forme d’une quête ouvrant sur un imaginaire, une exploration de toute la fragilité de la présence des êtres au monde, par une reformulation de ce dernier. On note aussi une heureuse et perpétuelle réinvention du geste, entre des œuvres en pellicule d’une stupéfiante atemporalité et l’adoption de la technologie numérique occasionnant une autre pensée du filmage et du montage – ceci étant particulièrement sensible dans Ramin (2011, ci-dessous), où la caméra est plus mouvante et le découpage plus vif. Variété à laquelle il faut ajouter une fiction convaincante : The Last Car (2002).

On décèle un même dessein dans cette diversité : se placer à l’interstice entre beauté apaisante et impitoyable violence du monde, forte présence et inéluctable disparition des êtres. Un motif parcourt ces films, celui de personnages saisis entre sommeil, veille et réveil, dans ces états d’abandon, intermédiaires et fragiles, qui en disent long également sur le lien de confiance tissé entre filmeur et filmés, pour lesquels on devine la totale acceptation du premier. Par l’attention qu’Audrius Stonys accorde aux éléments, à la nature et à l’animal, on comprend que l’homme ne représente qu’une part d’un cosmos en recherche d’une harmonie. Le destin de l’humanité semble autant se jouer dans une partie de lutte traditionnelle géorgienne que la difficile cohabitation entre un chaton et une poule ou un duel entre un chien et un mouton.
Ayant quitté l’URSS pour New York afin de suivre l’enseignement d’un certain Jonas Mekas – né en Lituanie –, Audrius Stonys est revenu dans un pays indépendant. Entre fin des années 1980 et début de la décennie suivante, ses premiers films sont les contemporains de ces bouleversements. Son cinéma est celui d’une prise de parole, mais celle-ci passe par l’image ; il confie en effet avoir une méfiance envers les mots qui furent le véhicule du mensonge et de la propagande sous l’ère soviétique. Un cinéma taiseux donc, mais sonore et musical, et un cinéma qui fait l’apprentissage d’une liberté qu’il s’octroie autant qu’il l’accorde à son spectateur. Audrius Stonys n’écrit pas ses films en amont, ils s’inventent à la table de montage en associant les différents fragments d’une manière intuitive. Le son est une matière également très élaborée (le cinéaste précise qu’il a changé d’opérateur à chaque film alors qu’il travaille depuis toujours avec le même ingénieur du son), souvent décollée de l’image – un peu ou complètement. Ceci aboutit à une charge poétique assez renversante, on pense particulièrement aux pas dans la neige dans Antigravitation. Dans ce cinéma qui assume son lyrisme, le matériau musical dispose aussi d’une place importante, le plus souvent comme un accompagnement doté d’un fort impact émotionnel.

Audrius Stonys travaille sur une fragilité qui se perpétue et s’immisce dans son geste de différentes manières. Uku Ukai (2006, ci-dessus) constitue une œuvre où cette façon d’assembler des fragments produit une circulation de sens (la fragilité d’un corps périssable dont on prend soin) plus évidente, ce qui aboutit – « logiquement » – au fait qu’elle ne dispose pas de la même densité. C’est là une forme d’acceptation de l’imperfection qui représente aussi l’un des atouts les plus précieux au sein de cette filmographie. Par exemple, en se lançant dans Countdown (2004) sur les traces d’Augustinas Baltrusaistis, un cinéaste franc-tireur à une époque (l’URSS des années 1960) où l’on ne pouvait être ni l’un ni l’autre et qui eut donc largement à souffrir d’être réduit au silence – deux films seulement à son actif. Baltrusaistis s’est littéralement évaporé, au gré de témoignages incertains, on ne sait même s’il est mort ou vivant. Or, c’est, dans un hospice, un être doté d’une saisissante présence au monde qui surgit, une sorte de vieux lion encore rugissant et gorgé d’une impressionnante force de vie ; un personnage ayant fait le choix d’un retrait du monde pour exercer sa propre liberté dans une chambre autant figure d’une réclusion que d’un territoire sur lequel il règne.
Filmer la fragilité des êtres se fait dans de nombreuses œuvres avec la fragilité d’une pellicule menacée d’incandescence. Aussi, les noirs d’une bobine arrivée à son dernier souffle intègrent le film. Audrius Stonys ne se contente pas de questionner l’écoulement du temps, la pellicule fait entrer sa matérialité, elle connaît des accidents, et s’éteint même parfois. L’extinction prend une proportion doublement matérialiste puisque certains films (notamment Harbour et Earth of the Blind) ont été tournés avec une pellicule ukrainienne dont les états varient au fil du temps ; la photographie originale vire ainsi au marron, puis au rouge, au jaune, et enfin, stade terminal, au blanc : le film est ainsi voué à la disparition. Le matériau du cinéaste entame alors des dialogues éminemment fructueux et émouvant avec ce qu’il questionne et ce(ux) qu’il filme.